Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défenseurs de Guillaume, Louis XIV s’inquiétait peu de cette inégalité.

Tel était l’état général des choses, lorsque, le 29 mai, au lever du soleil, Tourville, longeant par une brise de sud-ouest la côte septentrionale du Cotentin, aperçut du détour du cap de Barfleur la flotte ennemie croisant en bel ordre à sept lieues à l’est de Barfleur et de La Hougue. La sienne se rallia au signal du voisinage de l’ennemi, et bientôt un conseil composé des plus braves capitaines du temps se réunit à bord du Soleil-Royal. Pendant ce mouvement, on s’était compté : l’ennemi avait 99 vaisseaux de ligne, dont 36 hollandais, avec 37 frégates ou brûlots, et Tourville 44 vaisseaux et 13 brûlots seulement. Attaquer une flotte aguerrie avec une flotte moindre de moitié, c’était marcher à une perte presque certaine, c’était mettre les côtes à la discrétion de l’ennemi et sacrifier notre marine en détail ; battre au contraire en retraite pour rallier le comte d’Estrées, c’était rétablir l’équilibre et assurer la victoire. Tous furent sans hésitation d’avis d’éviter le combat. Tourville seul n’avait point parlé. — Il déplia, avec une douleur comprimée et sans discourir, un ordre de la main du roi : cet ordre prescrivait de combattre l’ennemi fort ou faible et quoi qu’il pût arriver. Un morne silence en suivit la lecture. « Messieurs, reprit Tourville, le roi nous ordonne de mourir aujourd’hui pour lui ! » Un cri puissant de vive le roi ! s’élança de ces mâles poitrines, et chacun, résolu d’obéir, alla prendre à son bord les dispositions prescrites pour le combat.

La flotte laissa arriver sur les Anglais ; à dix heures du matin, elle en était à portée de mousquet. Un coup de canon par lequel le Saint-Louis répondit à l’attaque d’un vaisseau hollandais servit de signal ; les canonniers étaient partout à leurs pièces, et dans l’instant le feu éclata sur toute la ligne. Que dire des prodiges d’intelligence, de tactique et de courage de cette fatale journée, si ce n’est qu’à dix heures du soir on se battait encore au clair de la lune, et que malgré la prodigieuse infériorité de notre armée nous n’avions pas perdu un seul vaisseau, tandis que les Anglais en avaient deux de coulés ? Que fût-il donc arrivé si d’Estrées se fût trouvé là et qu’au lieu d’être 57 contre 136, on eût combattu à forces égales !

La flotte française avait payé cher l’honneur de garder sa place sur le champ de cette lutte inégale : à commencer par le Soleil-Royal, qui, monté par Tourville, avait soutenu l’assaut simultané de l’amiral anglais, de deux vaisseaux à trois ponts et de cinq brûlots, elle n’avait pas un vaisseau qui n’eût été aux prises avec plusieurs ennemis ; des mâts et des vergues rompus, des cordages hachés, des voies d’eau désespérantes, des ponts inondés de sang et encombrés de blessés, voilà le spectacle qu’elle présentait. Cinq vaisseaux commandés par M. de Pannetier avaient, par une manœuvre habile.