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privilège, c’est ce vieux sentiment, ce sentiment traditionnel, cette légitimité de la liberté qui, même sous Cromwell et malgré sa main de fer, se transmettait, se perpétuait ainsi par héritage. Là gît toute la différence entre la révolution d’Angleterre et d’autres qui ont tenté de l’imiter. Pouvoir revendiquer ses droits et parler liberté, non-seulement sans alarmer personne, mais en réveillant chez tous de nobles souvenirs; pouvoir dire : « Nos pères en ont joui, voilà les biens qu’elle leur a donnés, » c’est, il faut en convenir, une tout autre condition que d’être réduit à invoquer en faveur de ce qu’on souhaite la vérité d’une abstraction et la justesse d’une théorie.

Ce merveilleux bonheur de nos voisins ne paraît pas, en vérité, vouloir se démentir, car non-seulement ils sont en possession de la conquête qu’ils s’étaient promise, non-seulement ils ont donné au monde le spectacle d’une révolution qui, en les rendant libres, les a faits riches et puissans; mais voilà, pour comble de fortune, que cette révolution rencontre enfin son historien, un homme, on peut le dire, prédestiné à la comprendre, et qui la fait revivre avec autant d’éclat que de vérité dans un des plus beaux livres qu’aura va naître notre temps. Il est vrai que ce livre ne vient pas d’Angleterre; mais, soit dit sans offenser personne, c’est encore là un bonheur de plus, une de ces chances qui n’appartiennent qu’à cette révolution. Les divisions politiques, les partis qu’elle a jadis enfantés sont bien affaiblis sans doute, et même presque effacés; mais il en reste assez pour rendre un historien suspect à toute une moitié d’un pays. Ici, l’impartialité est non-seulement réelle, elle est hors de soupçon; sans compter que pour l’ordonnance, pour la composition, pour tout ce qui tient à la forme, un tel livre, en naissant chez nous, n’a certes pas perdu au change. Des historiens illustres, l’Angleterre en a produit sans doute : elle applaudit même aujourd’hui, et nous applaudissons comme elle, à de brillans tableaux de son histoire nationale; mais l’histoire conçue avec cette grandeur, cette simplicité, cette énergie que nous admirions tout à l’heure; mais ce style nerveux, qui jamais ne s’agite pour amuser le lecteur, cet éclat d’un or pur et jamais brillante, la révolution d’Angleterre, ne craignons pas de le redire, doit s’estimer heureuse d’être venue nous l’emprunter. L’orgueil ici nous est permis : nous avons sur le fond des choses, par respect pour la vérité, fait avec modestie la part de nos voisins; il est bien juste, à notre tour, de nous faire aussi notre part. Puissions-nous seulement avoir bientôt sujet d’être fiers de nouveau! puisse M. Guizot se hâter d’élever jusqu’au faîte une œuvre qui portera si haut son nom !


L. VITET.