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vie en lui jetant de l’eau au visage, et les matelots regardaient avec surprise les soins attentifs dont ces sauvages ignorans entouraient cet homme de leur race. On eût dit qu’ils souffraient tous de sa douleur et de l’affront qu’il avait reçu. Le cacique rouvrit les yeux, puis les cacha aussitôt dans ses mains, comme si la honte l’eût accablé. Il demeura quelque temps absorbé dans ses pensées, respirant à peine. De sa poitrine gonflée s’échappaient des plaintes sourdes pareilles à des gloussemens; il frémissait de tous ses membres comme frémit la barque dont la quille a heurté le roc caché sous les eaux. A cet instant, les officiers de l’état-major du vaisseau et les passagers montaient sur le pont; le dîner venait de finir.

— Pas de brise, monsieur ? demanda le capitaine à l’officier.

— Non, commandant, et les petits nuages qui restent immobiles à l’horizon annoncent encore du calme pour demain.

— Rien de nouveau sur le pont, monsieur ?

— Presque rien, commandant; les sauvages refusent de travailler, et leur paresse est d’un mauvais exemple.

— Est-ce qu’il y a ici des sauvages ? demanda Antonina avec l’accent de la frayeur.

— Il y a ici des sauvages, répondit le commandant, des Indios bravos de la pampa, mais qui ne doivent vous inspirer aucune crainte, señorita. Ils sont onze et ne font pas la besogne d’un homme vaillant. — Tenez, voyez-vous là-bas ce fainéant qui a l’air de pleurer... c’est leur chef. Puis, s’adressant à l’officier : — Puisque cet homme a désobéi, il faut le mettre aux fers.

Antonina supplia le commandant d’épargner au sauvage le châtiment qu’il avait mérité. Dame Marta joignit ses sollicitations à celles de sa nièce. Elle parla avec beaucoup d’éloquence et avec des gestes magnifiques des égards dus aux vaincus; mais l’officier se montra inflexible. — Il ne faut pas que la discipline se relâche à bord, répliqua-t-il; d’ailleurs qu’est-ce qu’une nuit à passer les fers aux pieds ? Vous verrez que le païen n’aura pas l’air de s’en apercevoir!

Don José, qui avait entendu la réponse de l’officier, dit à voix basse en s’approchant d’Antonina : — Savez-vous bien, señora, quel est celui pour qui vous venez d’intercéder ? C’est le cacique de la pampa, le sauvage que j’ai abattu en tuant votre beau cheval d’un coup de carabine... J’aurais eu bien de la peine à le reconnaître sous son nouveau costume, mais le commandant m’a appris par quel hasard nous faisons la traversée en sa compagnie.

Antonina regarda de loin le cacique à qui un contre-maître venait de mettre les fers aux pieds. Il se tenait accroupi, plié en deux, comme le nègre enlevé à son rivage qui se laisse mourir en se rappelant la côte d’Afrique. — Pauvre homme, dit-elle en joignant les