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Il y eut bientôt sur le tillac une quarantaine de matelots égorgés; les autres se réfugiaient dans le gréement, montant, montant toujours, comme l’écureuil qui fuit la dent du renard. Enfin les sauvages, ne voyant plus d’autres têtes que les leurs se dresser sur le pont, cessèrent de tuer et de hurler : il ne restait plus d’ennemis à portée de leurs couteaux. Les blessés et les mourans, saisis d’une inexprimable terreur, osaient à peine proférer une plainte. Il se fit donc un morne silence; on n’entendait que le sillage du vaisseau coupant la vague avec sa proue et se balançant avec grâce sur la mer, comme si tout eût été paisible à bord.

La victoire appartenait aux Puelches; mais que pouvaient-ils en faire ? Qu’allaient-ils devenir sur le pont de ce vaisseau, armé de quarante pièces de canon et qu’ils venaient d’enlever par surprise ? Les Indiens n’y songeaient pas; ils avaient rompu leur chaîne, ils avaient changé en un champ de carnage le pont de cette prison flottante qui les emportait si loin de leur pays, et où on leur imposait un travail antipathique à leur nature. L’odeur du sang les enivrait : ils étaient fous. Cependant, sur leurs têtes, il y avait, à travers les haubans et dans les hunes, plus d’ennemis qu’il n’en fallait pour écraser onze Indiens exaltés par leur triomphe, et sous leurs pieds les officiers se préparaient à la défense. Les Espagnols de l’équipage qui se trouvaient dans le logement des matelots au moment de l’attaque revinrent peu à peu de leur stupeur, et les officiers, s’approchant de la cloison qui les séparait d’eux, se hasardèrent à les interroger.

— Mes enfans, dit le capitaine, avez-vous des armes ? Que se passe-t-il sur le pont ?

— L’entrée du logement est fermée, répondirent quelques matelots, et le tillac est jonché de morts.

— Brisez la cloison, répliqua le commandant, et joignez-vous à nous. Apportez des piques et des pistolets... Les portugais et les Anglais sont-ils tous révoltés ?

— Pas un d’eux n’a pris part à la révolte, et ils sont tous en bas. C’est le cacique avec ses dix sauvages qui a fait le coup.

— Est-ce possible ? s’écria don José. Quoi! onze Indiens tiennent sous leurs pieds l’état-major d’un vaisseau de sa majesté! Montons sur le tillac, messieurs!

Les officiers s’étaient élancés sur le grand escalier, armés de pistolets et l’épée à la main.

— Vite, vite en haut, messieurs! dit à voix basse le commandant; ne laissons pas aux Anglais le temps de profiter de ce coup de main !

Au moment où les officiers, suivis d’une troupe de matelots, paraissaient sur le tillac, les Indiens, épouvantés de leur victoire, couraient çà et là, cherchant partout des sabres : leurs couteaux de marins ne suffisaient plus pour le combat qui se préparait. Ils