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Mademoiselle de Kerdic, souriante et doucement ironique : c’est son accent ordinaire.

En effet, monsieur, cela nous compose même un voisinage assez incommode. Nous ne pouvons nous attarder dans les environs, mon vieux François et moi, sans nous exposer à d’étranges mortifications… La superstition locale, aidée du crépuscule, nous prête une teinte merveilleuse qui, en général, fait fuir les passans… Il est vrai (saluant) qu’elle les attire quelquefois, ce qui forme une agréable compensation.

Le Comte, la regardant fixement.

Vous connaissez mon aventure, mademoiselle ?

Mademoiselle de Kerdic.

Je ne connais pas votre aventure, monsieur, et j’ajoute que je n’éprouve pas un désir très particulier de la connaître : mais il est évident, quelque peine que j’aie à concilier cette idée avec la parfaite raison dont vous me semblez doué, il est évident que vous avez cru suivre en ma personne je ne sais quelle apparition surnaturelle,… une fée sans doute… Hélas ! monsieur, pourquoi n’était-ce qu’une illusion ? Vous ne le déplorez pas plus amèrement que moi… Les fées rajeunissaient.

Le Comte, souriant.

Mon Dieu, mademoiselle, je ne suis ni d’un caractère ni dans une situation à débiter des fadeurs ; vous pouvez donc me croire sincère lorsque je vous déclare que plus je vous vois et plus je vous entends…

François, s’avançant.

L’heure du dîner de mademoiselle est sonnée.

Mademoiselle de Kerdic.

Ah ! François, ce n’est pas bien. Vous êtes indiscret envers monsieur le comte et cruel envers moi… À mon âge, un compliment perdu ne se retrouve pas…

Le Comte, qui s’est levé.

Mille pardons, mademoiselle,… je me retire ;… (riant) mais vous n’y perdrez rien… Je voulais dire, mademoiselle, que vous me forcez de reconnaître une vérité dont j’avais douté jusqu’ici… C’est qu’il y a pour certaines femmes une jeunesse éternelle, qui se nomme la grâce… (Il la salue.)

Mademoiselle de Kerdic, riant.

Avez-vous faim, monsieur le comte ?

Le Comte.

Moi, mademoiselle ? Hélas ! je n’ai jamais faim.

Mademoiselle de Kerdic.

Tant mieux. Je n’hésite plus à vous proposer de partager un dîner d’ermite. Mets deux couverts, François. (François, une serviette sur le bras, a déjà posé une nappe sur la table qui tient le milieu de la pièce. Il paraît satisfait de ce qu’il entend ; tout en essuyant une assiette, il s’est laissé glisser sur un siège, et suit la conversation en applaudissant de la tête.)