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petits défauts des gens qui lui étaient étrangers ou indifférens, elle était aveugle pour toutes les personnes de sa société, et elle admirait aisément les très grands seigneurs qui prenaient la peine d’être aimables avec elle. Que ne devait-elle penser et dire du neveu de M. le Prince, du fils de Mme de Longueville, si cher à M. le duc de La Rochefoucauld ? Et il faut bien aussi que le jeune duc ait eu quelques grandes qualités, car il fut pleuré de ses camarades, à ce point que l’un d’eux, le chevalier de Montchevreuil, Philippe de Mornay, chevalier de Malte, ne voulut pas qu’on le pansât d’une blessure qu’il avait reçue auprès de son ami, et qu’il en mourut[1]. Toutes les dames qui s’intéressaient au beau jeune homme témoignèrent une grande douleur. Le désespoir de Mme de Longueville ne se peut exprimer, et Mme de Sévigné a pu seule essayer d’en donner une idée avec son cœur de femme et de mère. Pourquoi ne pas reproduire ce récit inimitable[2] ? « Mlle de Vertus étoit retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours : on est allé la quérir avec M. Arnauld pour dire cette terrible nouvelle. Mlle de Vertus n’avoit qu’à se montrer : ce retour précipité marquoit bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu’elle parut : — Ah ! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère ? Sa pensée n’osa aller plus loin. — Madame, il se porte bien de sa blessure. — Il y a eu combat ? Et mon fils ? — On ne lui répondit rien. — Ah ! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi : est-il mort ? — Madame, je n’ai point de paroles pour vous répondre. — Ah ! mon cher fils ! Est-il mort sur-le-champ ? N’a-t-il pas eu un seul moment ? Ah! mon Dieu! quel sacrifice! Et là-dessus elle tombe sur son lit, et tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissemens, et par un silence mortel, et par des cris estouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. » Mme de Sévigné ajoute avec une délicatesse exquise : « Il y a un homme dans le monde qui n’est guères moins touché. J’ai en tête que, s’ils s’étoient rencontrés tous deux dans ces premiers momens, et qu’il n’y eût eu personne avec eux, tous les autres sentimens auraient fait place à des cris et à des larmes que l’on aurait redoublés de bon cœur. »

Mme de Longueville tomba malade; mais peu à peu il lui fallut bien, puisqu’elle n’avait pu mourir, revoir quelques personnes. En recevant Mme de Sévigné, toujours affectueuse et courageuse, elle lui parla de son fils, le marquis de Sévigné, qui était aussi

  1. Villefore, deuxième partie, p. 158.
  2. Lettre à Mme de Grignan, du 20 juin 1672, édit. Momnerqué, t. III, p. 6.