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de plus inouï que de rencontrer,… un mardi,… jour d’Italiens,… dans les neiges de ce désert breton,… un jeune homme qui semble si bien fait pour goûter les plus exquis raffinemens de l’existence parisienne (saluant) et pour les relever encore de sa personne.

Le Comte, après s’être incliné, avec un soupir.

Mon Dieu ! mademoiselle, je sens que je vous dois mon histoire… c’est la seule explication honorable que je vous puisse donner de ma conduite,… et cependant il m’en coûte de chasser si vite le sourire que je sentais sur mes lèvres pour la première fois depuis des années… (Il la regarde.) Je ne sais par quelle singulière puissance vous l’y aviez rappelé. — Pour vous dire tout en un mot, je suis un homme malheureux, mademoiselle.

Mademoiselle de Kerdic, avec un ton de compassion légèrement ironique.

Vraiment ? — Un peu de bécassine, monsieur le comte… (Insistant plaintivement.) La bécassine est un oiseau triste…

Le Comte.

Pas plus que moi, je vous le garantis. — Oui, je suis malheureux, et voici pourquoi : — Lancé fort jeune dans le tourbillon de la vie parisienne… (Il hésite.) Mademoiselle, vos oreilles sont peut-être mal habituées à de si frivoles récits ?

Mademoiselle de Kerdic.

Oh ! je suis d’un âge à tout entendre… Au reste je puis, je crois, dès le début, présumer la nature de vos confidences, et vous en épargner les chapitres les plus épineux… Après avoir poursuivi de salon en salon, — peut-être de boudoir en boudoir, — et qui sait même ? de coulisse en coulisse… tous les enchantemens que peut concevoir en ce monde un homme jeune, riche… et d’assez bonne mine, vous vous êtes lassé d’une existence, — si bien remplie cependant, — et vous allez vous faire trappiste… Est-ce cela ?

Le Comte, étonné.

C’est de la divination… Oui, mademoiselle, c’est à fort peu près cela, — sauf le dénoûment ! car ma lassitude et mon dégoût en sont venus à ce point, que la porte d’un cloître ne me semblerait pas, entre la vie et moi, une barrière suffisante.

Mademoiselle de Kerdic, simplement.

Ah ! c’est d’un bon suicide, en ce cas, qu’il s’agit ?… Encore cet aileron, monsieur de Comminges ?

Le Comte.

Je suis confus, mademoiselle… Je mange comme un cannibale… Oui, mademoiselle, j’ai l’intention de quitter la vie : je n’en fais ni parade, ni mystère… Dès longtemps je penchais vers cette extré-