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mité, lorsqu’il y a dix-huit mois un remords poignant est venu doubler mon fardeau, et précipiter sans doute ma résolution.

Mademoiselle de Kerdic.

Un remords, monsieur ?

Le Comte.

Un remords qui du moins échappera à votre aimable ironie… (Il cesse de manger.) Tandis que je menais à Paris l’espèce d’existence… que vous venez d’esquisser,… ma mère, — une femme qui eût été digne d’être connue de vous, mademoiselle, — ma mère habitait, au fond de l’Auvergne, notre vieux château de famille… Je l’aimais, bien que j’aie l’amertume de penser qu’elle en a pu douter… Oui, malgré les apparences, — et au milieu des dissipations sans trêve qui dévoraient ma vie, — je l’aimais d’une pieuse tendresse… Vainement, pendant dix ans, je la suppliai de venir demeurer près de moi…

Mademoiselle de Kerdic.

Et que n’alliez-vous la rejoindre ?

Le Comte.

Vous l’avouerai-je ?… je ne trouvai pas dans mon lâche cœur la force de rompre le lien des habitudes parisiennes, qui m’enchaînait de toutes parts… Ma mère, à plusieurs reprises, daigna traverser la France pour embrasser son enfant ingrat ;… mais, dans ces dernières années, la vieillesse et la maladie lui avaient interdit cette consolation… Elle m’appelait près d’elle avec instances… Certainement, je serais parti… mais ma pauvre mère, en m’attirant d’une main, me repoussait de l’autre, sans s’en douter… Elle désirait me marier, près d’elle, à je ne sais quelle provinciale… Ses lettres étaient pleines de ce projet, qui me consternait profondément.

Mademoiselle de Kerdic.

Cela se conçoit.

Le Comte.

Ma mère me paraissait si follement éprise de son choix et de sa chimère, que je n’osais lui envoyer un refus positif… Le lui porter moi-même, ne la revoir que pour anéantir du premier mot ses plus chères espérances, je pouvais encore moins m’y décider… J’hésitais donc de jour en jour… (Sa voix s’altère.) J’hésitai trop longtemps… Je la perdis… (Il se lève en se mordant les lèvres, et fait quelques pas dans la chambre. Revenant s’asseoir, après un silence.) Excusez-moi. (D’un ton indifférent.) Vous comprenez bien, mademoiselle, que de telles circonstances n’étaient point de nature à me réconcilier avec la vie.

Mademoiselle de Kerdic.

Je vous demande pardon, je le comprends mal… Je ne sache pas que pour avoir manqué à un devoir, on soit dispensé de tous les autres. (Souriant.) Mais… enfin ?