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reprendre le sujet à distance et profiter du point de vue plus favorable pour étudier sans engouement ni fanatisme, mais avec tout l’intérêt qu’elle commande, cette physionomie qui restera parmi les cinq ou six grandes figures du siècle. La vie de Rossini a du reste le charme et la variété d’un roman, et si ce Casanova de nouvelle espèce passait à écrire ses mémoires les longues années qu’il dérobe à la musique, il n’y aurait point trop à se plaindre de sa paresse. Jusque-là, force est d’avoir recours aux souvenirs; ceux de M. Beyle, précieux à plus d’un titre, sont incomplets. Son récit s’arrête en 1819, au moment où Rossini quitte Naples, et ne comprend même pas sa première phase tout entière, puisqu’il n’y est point question, de la Semiramide, écrite à Venise quatre ans plus tard (1823) et qui clôt la période italienne. Il va sans dire qu’on n’y trouve pas un mot de l’excursion à Vienne, du voyage à Vérone pendant le congrès, et enfin du séjour à Londres et à Paris. Depuis l’heure où M. Beyle publiait son histoire, trente ans se sont écoulés[1], plus d’un quart de siècle qui, passé du moins en grande partie au milieu de nous, au cœur même de nos agitations littéraires et politiques, a dû naturellement amener dans le génie et dans le caractère d’un homme tel que Rossini bien des modifications dont il faut tenir compte. Nous pensons donc qu’on ne se méprendra pas sur nos intentions, qui ne sauraient être d’oser vouloir refaire une œuvre, même médiocre, de M. Beyle; mais, puisque l’auteur de la Vie de Rossini s’est expliqué sur la nature de ces fragmens, pourquoi n’y verrions-nous pas ce qu’il y voit lui-même ? Et si mince qu’en soit la valeur, pourquoi n’évoquerions-nous pas nos propres souvenirs ? Nous aussi, nous avons admiré le grand maître; nous aussi, nous l’avons aimé et fréquenté jadis. Comme ce titre est en somme le meilleur que nous ayons d’écrire son histoire, nous nous garderons bien de l’omettre, et nous essaierons à notre tour de faire revivre ce passé de jeunesse en côtoyant, mais au départ seulement, l’ouvrage de M. Beyle.


I. — LES PREMIERS SUCCÈS. — TANCREDI ET L’ITALIANA IN ALGERI.

Trois cités des États-Romains peuvent revendiquer l’honneur d’avoir donné au monde Joachim Rossini, car il naquit à Pesaro (1792), charmante petite ville du golfe de Venise; Lugo servit toujours de résidence à sa famille, et ce fut Bologne qui lui apprit les premiers élémens de son art. Des ancêtres du cigno pesarese. il y aurait peu de chose à dire; deux cependant ont quelque peu marqué : Fabricio Rossini, nommé en 1570 gouverneur de Ravenne par Alphonse II,

  1. La première édition de la Vie de Rossini parut en 1824.