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L’aimable cavatine : Pien di contento il seno, et le délicieux duo : Questo cor ti giura amore, avaient appris au monde dilettante qu’un autre Cimarosa venait de naître. A l’instant ces adorables inspirations coururent de cercle en cercle, de bouche en bouche; on se les arrachait. Les femmes, dont l’admiration aime assez en pareil cas à remonter de l’œuvre au créateur, voulurent connaître le divin maestro, et comme il était jeune, hardi, entreprenant, bientôt toutes en raffolèrent. Succès de salons, que de plus doux succès devaient suivre, car de cette période commence une série de folles aventures et d’amoureuses équipées dont le brillant Amphion fut durant près de quinze ans, on peut le dire aujourd’hui, l’infatigable héros.

— Cher enfant, lui dit un soir la belle Giuditta P., femme du plus riche avocat de Bologne, le climat de ce pays ne vous vaut plus rien. Vous gaspillez votre jeunesse en mille fredaines dont le moindre inconvénient serait d’épuiser votre santé. Je ne suis point jalouse, vous le savez; mais j’entrevois le danger, et j’aurai le courage de vous y soustraire. Mon plan est fait, vous m’accompagnerez à Venise, où je vais passer deux mois auprès de ma mère. C’est entendu, c’est dit. Mon mari consent à tout. — Et le lendemain, à l’aurore, la belle Giuditta partait pour Venise, enlevant son sigisbé. Il faut croire que l’antique cité de Saint-Marc produisit une vive impression sur le jeune maestro, car il y prolongea son séjour bien au-delà du congé que l’avocat de Bologne avait accordé à sa femme, et laissa s’en retourner sans la suivre l’aimable Giuditta, dont il avait assez.

A Venise, Rossini composa pour San-Mosè la Cambiale di Matrimonio, opéra-comique en un acte, qui parut à la scène durant l’automne de la même année (1810), et fut, par le fait, le premier de ses ouvrages qui ait eu les honneurs de la représentation. Un succès d’enthousiasme accueillit cette partition, dont l’auteur devint à l’instant l’enfant gâté du public et l’idole des gondoliers. Cependant le souvenir de Giuditta P. n’était point aussi éteint dans le cœur de Joachim que lui-même s’était plu à l’imaginer, et sitôt le printemps venu, l’inconstant jouvenceau quittait Venise, attiré vers Bologne par le scintillement du nimbe lumineux que la mélancolie de l’absence attache aux tempes d’une maîtresse délaissée. Un second opéra, l’Equivoco stravagante, représenté au théâtre del Corso, fut le résultat de cette expédition, qui du reste n’eut pas d’autre suite, le cœur du jeune maître s’étant senti tout à coup brûler de nouveaux feux pour une gracieuse cantatrice qui le rappelait à Venise; car si, lorsqu’il était sur le sol de Saint-Marc, les amours de Bologne lui clignaient de l’œil, il lui suffisait d’être à Bologne pour ne plus rêver qu’à celles de Venise. « Le paradis des hommes, a dit Jean-Paul, est toujours là où ils ne sont pas. » En sa qualité d’homme et d’amoureux,