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d’un engagement, et qui s’imagine, en affichant un luxe extérieur, donner à penser d’avance à l’impresario qu’on est au-dessus de ces conditions que la misère peut forcer parfois un pauvre diable à se laisser imposer, et qu’on a tout le temps d’attendre. Ce gros monsieur si content de lui-même, qui passe d’un air si comfortable, équilibrant sa large corpulence à l’aide de ses deux mains croisées derrière son dos, et laissant pendre un jonc à pomme d’or, c’est l’agent dramatique en renom, le directeur d’une officine théâtrale. Dans une de ses poches, vous trouveriez la liste des chanteurs qui cherchent à se placer, dans l’autre celle des postes vacans à distribuer. Cet homme est en correspondance avec les cinq parties du monde. Pourvoyeur indispensable des mille et une localités où la fureur d’imitation qui possède l’espèce humaine a mis à la mode l’opéra italien, on lui écrit d’Espagne et d’Orient, de Copenhague et de l’Amérique du Sud.

Là, vous reconnaîtrez aussi le gazetier narquois et famélique, demandant d’un ton protecteur au maestro des nouvelles de son opéra qu’on répète. Deux jeunes personnes passent et saluent avec empressement un vieux pédant maigre, râpé, grognon, qui, ses lunettes sur le nez, un journal à la main, sirote son chocolat au café des dilettanti. Rien de plus simple au fond que ce bonjour donné par l’aimable jeunesse à l’âge maugréant et rébarbatif, et cependant regardez-y de près, vous découvrirez dans cette obséquieuse révérence tout un poème de misère et de mélancolie. Ces jeunes filles sont des étrangères (Françaises, Allemandes, Suédoises, peu importe), et rêvent dans l’avenir la gloire des Malibran et des Sontag. Quant à cet homme sec et dur, au nez d’épervier, aux doigts crochus, l’Italie n’a pas de professeur plus illustre, l’Italie, seul pays où les belles traditions aient survécu, et c’est pour être initiées par lui aux secrets de l’art qui fait les grandes cantatrices que ces pauvres filles sont venues là. Comment elles ont fourni aux dépenses du voyage, comment elles subsistent à Milan, demandez-le au père ou à la mère, qui jouent leurs dernières ressources sur le gosier de leur enfant, cette poule aux œufs d’or qu’ils espèrent bien voir pondre avant que de mourir. Quiconque parcourra Milan un soir de la belle saison, quand les fenêtres, ouvertes aux fraîcheurs de la brise, laissent transpirer tous les bruits du dehors, les entendra à tous les coins de rue s’exercer, ces voix de l’avenir qui jettent à tous vents ces gammes chromatiques et ces trilles dont la critique transalpine aura plus tard à s’occuper.

A Milan, Rossini composa la Pietra del Paragone, un de ses chefs-d’œuvre dans le genre bouffe. Le succès fut immense et s’étendit bien au-delà de la capitale de la Lombardie. De vingt lieues à la