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ici, car elle caractérise beaucoup mieux que tout ce qu’on pourrait dire l’incroyable facilité du maestro, cette rapidité d’inspiration, ce don inné de la mélodie, qui lui permit toujours d’allier aux douceurs du far niente les bénéfices de la création et de composer des chefs-d’œuvre sans en avoir l’air. La signera Malanotti, qui devait chanter le rôle de Tancrède, était une personne fort capricieuse et qui ne se gênait aucunement lorsqu’un morceau lui déplaisait pour signifier à l’auteur qu’il eût à en écrire un autre. On devait jouer l’opéra de Rossini le lendemain, et la prima donna lui déclara net qu’elle ne chanterait pas à moins que du soir au matin il ne consentît à lui trouver une cavatine d’entrée plus en rapport avec sa voix et son talent. «Au diable les femmes et les cantatrices ! » grommela Rossini en rentrant à son hôtellerie, fort ennuyé du surcroît de besogne. En Lombardie, tous les dîners commencent invariablement par un plat de riz, et comme on aime le riz fort peu cuit, quatre minutes avant de servir, le cuisinier fait toujours faire cette question importante : Bisogna mettere i rizzi ? Comme Rossini rentrait chez lui désespéré, le cameriere lui adressa la question ordinaire. On mit le riz au feu, et avant qu’il fût prêt, Rossini avait fini l’air di tanti palpiti, auquel cette origine gastronomique valut en Italie le sobriquet d’aria dei rizzi (l’air du riz). C’est, on en conviendra, mener bon train les choses; mais quel prodige de ce genre étonnerait chez un homme capable d’écrire en treize jours la partition du Barbier de Séville!

Heureux Rossini, la gloire et l’amour lui venaient en même temps, et c’était dans les bras des plus charmantes Cydalises qu’il se dérobait au bruit que faisait déjà sa renommée. Il avait alors pour maîtresse une ravissante créature, la M.., cantatrice bouffe très connue, et que pour sa vivacité, ses airs mignons et sa pétulance, on appelait la mouche de Venise. Ce diablotin en jupe de soie avait tellement ensorcelé le nouveau Casanova, que celui-ci, émerveillé de tant de belle humeur, séduit par ce joyeux entretien et ces intarissables reparties, en oubliait ses plus illustres protectrices.

— Sais-tu, Joachim, disait un matin en s’éveillant la galante soubrette à son Lindor, sais-tu bien que tu es un heureux mortel, et que je t’ai sacrifié le propre frère d’un empereur, le prince Lucien Bonaparte, congédié par moi pour tes beaux yeux ?

— Sais-tu bien, Pepita, répondit Rossini, que j’ai fait la folie d’abandonner pour toi la princesse X.., la marquise Y... et la comtesse Z... ? Mais, bah ! je t’aime, et cela me suffit.

— Et combien durera cette belle flamme ?

— Combien, ma fille ? c’est en demander trop, respectons l’avenir et ses mystères. » Et là-dessus il l’embrassa, c’était assez sa manière de terminer ces sortes de conversations, car il n’est pas fort pour