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signe de lui pour se précipiter à ses pieds[1] : si seulement il avait eu la pensée de résister, on ne serait pas réduit à de telles extrémités ; mais il avait tout perdu par son inertie. » C’étaient là les plaintes de cette foule d’hommes qui se proscrivaient eux-mêmes pour se dérober aux échafauds. Tout le monde aujourd’hui, ce me semble[2], reconnaît qu’au premier jour il dépendait de Guillaume de donner la victoire à son parti. À ce point de vue, son début fut une faute : il mit trop de temps à voir clair dans le fond de la révolution, et par cette incertitude lui-même il ruina sa fortune. L’homme de génie ne paraît pas encore : ses idées étaient très sûres, très profondes, mais elles marchaient lentement. Il paya cher ce retard ; il lui fallut dix-huit années pour racheter cette faute, encore ne put-il la racheter qu’à moitié.

Le compromis des nobles, vraie déclaration de guerre, est du 5 avril 1566 ; le duc d’Albe n’entre à Bruxelles que le 22 août 1567. La révolution eut ainsi près d’un an et demi dont personne ne profita. Bien employés, ces dix-sept mois eussent pu abréger la lutte d’un demi-siècle. Marnix en eut l’instinct très vif, et ce n’est pas sa moindre gloire.

Quel moment en effet si Orange avait voulu en profiter ! Anvers occupé et servant de place d’armes, la Hollande assurée, le gouvernement aux mains d’une femme habile sans doute, mais désarmée, emprisonnée dans son propre palais, demandant déjà merci ; au dehors, nulle résistance ; l’armée, si l’on pouvait donner ce nom aux troupes indigènes, dans la main des principaux opposans, la moitié du peuple entraîné vers la réforme, le reste avide de changemens, des rassemblemens de deux cent mille hommes au moindre appel, toutes les villes insurgées, ou qui n’attendaient qu’un signe pour se lever ; dans les provinces du nord surtout, une population qui paraissait n’avoir qu’une âme[3] ; au loin, l’Espagne étonnée, déconcertée, ses forces éparses à tous les bouts de la terre, son roi le plus irrésolu, le plus perplexe des hommes, quel moment pour prendre l’offensive !

Le moindre avantage d’une telle situation était de compromettre irrévocablement tous les partis avec l’Espagne, alors qu’ils étaient unis dans une espérance et dans une haine commune. Quand le duc d’Albe serait arrivé du fond de l’Italie et des côtes de Sicile, traînant

  1. « Cum ad ejus pedes se abjiceret universa ferè provincia. » Gerdes, Scrinium Antiquarium, VIII. — Languet, Epist., p. 59.
  2. Les moyens de s’opposer à la venue du duc d’Albe avec quelque chance de succès ne lui eussent pas manquer à la fin de 1566 et au commencement de 1567. Archives de la maison d’Orange-Nassau, par M. Groën van Prinsterer, t. III, p. 49, 50.
  3. Correspondance de Philippe II, t. Ier, p. 590.