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la furie du duc d’Albe viennent, lorsque la veine est épuisée, les tempéramens de Requesens, les promesses, les caresses de don Juan, le tout couronné par les corruptions élégantes et les chaînes faciles du duc de Parme. La méthode d’Ignace de Loyola, pour exténuer une âme dans les exercices spirituels, est appliquée en grand à toute une société : une fois la nation matée par la terreur, faire luire tout à coup à ses yeux les mots de magnanimité, de réconciliation; quand la masse est au moment de périr, la raviver par une espérance lointaine; ramener ainsi au piège ceux qui l’avaient évité; par cette amorce tendue à une nation mourante, faire goûter, savourer la servitude comme une grâce et un bienfait, ce fut là le plan pour asservir les Pays-Bas. Il fut suivi dans tous ses détails, si j’en excepte un seul : le rôle de la clémence après le meurtre avait été réservé à Philippe II, qui devait venir l’exercer en personne à la fin de la tragédie; mais le cœur lui manqua, car cet excellent logicien ne chercha jamais le péril. Il envoya, les uns après les autres, ses lieutenans chargés des sermens qu’il se réservait l’occasion de rompre. Toutefois ce plan se trouva dans le fond si bien conçu, que, malgré cette faute de détail, il ne laissa pas de réussir au moins pour dix provinces. Après avoir réclamé le joug, celles-ci se firent gloire de l’étendre à leurs anciens complices.

Dans l’exécution de ce plan, il est assurément fâcheux que le duc d’Albe ait eu un si grand besoin d’argent. Tant qu’il se contenta de verser le sang, il trouva peu d’obstacles[1], car on ne sait pas de quelle dureté de cœur les peuples sont capables quand la peur les a apprivoisés. Le nom de gueux donné indistinctement à toutes les victimes, quoique relevé par elles avec fierté, n’avait pas laissé de produire son effet. Quand on a pu trouver un mot heureux pour flétrir les opprimés, c’est une chose incroyable que la facilité que l’on trouve auprès de la conscience humaine. Combien de gens se sont dit en voyant tomber les têtes d’Egmont, de Bornes et de leurs cent mille compagnons d’échafaud : Après tout, ce sont des gueux[2] !

Comme ces gens-là, en marchant au supplice, avaient l’insolence de confesser leur foi, il y avait là un scandale et un danger d’infection pour les bons. Le duc d’Albe y pourvut; il ordonna qu’on commençât par brûler secrètement aux condamnés la langue avec un fer candent. On obtint par là ce point important : les victimes semblèrent donner par leur silence leur assentiment à l’échafaud[3].

  1. Voyez les lettres de Requesens dans la Correspondance de Philippe II.
  2. Gheusios contemptim appellatos. Strada, De Bello Belgico, t. I, p. 223. « Ceux qu’ils appellent par moquerie : povres cueux. » Guillaume d’Orange, Corresp, t. III, p. 147.
  3. « Les peuples sont très contens, écrit un secrétaire, et croyez qu’il n’y a au monde une nation plus facile à gouverner que celle-ci quand on sait la conduire. » Correspondance de Philippe II, t. Ier, p. 79.