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d’une âme indignée, obligée de chercher son appui en elle-même pour peser contre une nation tout entière qui s’abandonne et s’affaisse. Il y a dans ces pages une colère trop véhémente, trop virile pour qu’elle ressemble en rien au découragement. L’homme capable de ce vigoureux dédain exerce une sorte de magistrature biblique. Il veut d’abord que la nation parjure ait le sentiment de son infamie; peut-être sera-ce le premier degré de sa régénération.


« Toujours les mêmes ! dit-il en s’adressant à Guillaume. En quoi sont-ils sortis de leur ancien cloaque ? Ils ne sacrifient rien de leur argent ou de leurs intérêts à ton entreprise, et si quelqu’un le fait, ils le méprisent, ils le haïssent, ils le livrent, ils le vendent. Vaniteux, curieux, efféminés, soupçonneux, brouillant tout sans écouter personne, profanateurs des secrets, vains disputeurs de songes, tenant leurs inventions pour des oracles, effrontés usurpateurs de la patrie, toujours prêts à la déserter quand leur avarice le demande, à peine ont-ils passé la mer et colporté çà et là leurs marchandises, les voilà enflés d’orgueil et d’usure, qui mettent leur trafic au-dessus de toute gloire acquise dans le service de la république, à la guerre, au conseil, ou dans les lettres, ornement des peuples. S’il faut délibérer, c’est leur affaire; ils crient, ils aboient; dès qu’ils ne comprennent pas, ils calomnient. L’entêtement et la cupidité sont pour eux la probité et la foi. Ils empêchent les résolutions salutaires, non par la discussion, mais par le tumulte. Qu’y a-t-il de commun entre de pareils hommes et la chose publique ? Avec de telles mœurs, si un Dieu ignorant l’esprit de notre peuple t’offrait d’affranchir la patrie, même par un signe de tête, le voudrais-tu ? »


L’aiguillon du mépris pouvait réveiller les classes supérieures, et Marnix s’était adressé à elles dans une langue savante : il sentit bientôt la nécessité de parler directement au peuple. Depuis la campagne de 1569, on peut remarquer qu’il n’espère plus rien de la noblesse, et il se tourne vers les hommes simples; il cherche des formes populaires pour intéresser les masses, et dans cette voie il est récompensé par une de ces découvertes qui sont rarement accordées même aux plus beaux génies. Frappé de la défaillance morale des Pays-Bas, si fiers, si enthousiastes peu d’années auparavant, Aldegonde cherche dans le fond intime de son cœur quel accent peut arriver à la conscience de ces masses accablées et flétries; il trouve le chant national par excellence, le Wilhelmus-Lied (chant de Guillaume). C’est avec les strophes de Marnix que les flottes des Provinces-Unies abordaient et poursuivaient les vaisseaux espagnols depuis le Zuiderzée jusqu’à la mer des Indes pendant le XVIe et le XVIIe siècle. Après avoir chassé Philippe II, le Wilhelmus-Lied menait encore la république au combat contre Louis XIV; de nos temps, en 1813 et 1814, c’est avec ce même chant populaire que la Hollande s’est réveillée, quand la nationalité néerlandaise a reparu