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Jean, Dieu vous récompensera de ce que vous protégez ma misérable existence. Merci pour votre douce amitié !

Une poignante douleur serra le cœur du jeune paysan, qui ne dit plus un mot, bien que de temps en temps une larme furtive s’échappât de ses yeux bleus; ce silence dura jusqu’à ce que Lena, ayant terminé son repas, engageât la conversation en ces termes : — Jean, mon bon ami, ne vous attristez pas à cause de moi. Vos larmes me font plus de peine que les coups de votre mère.

— Pardonnez-lui, Lena, pardonnez-lui pour l’amour de moi, car si vous veniez à mourir sans prier pour elle, il n’y aurait plus pour elle de paradis... C’est ma mère pourtant, Lena. Pardonnez-lui donc.

— Je n’ai rien à lui pardonner, Jean. Je ne garde ni haine, ni souvenir de mes douleurs. J’ai déjà tout oublié.

— Ne me trompez pas, Lena. Qui peut oublier des mauvais traitemens de cette espèce ?

— Je vous l’ai dit plus d’une fois, et vous ne me comprenez pas, parce que je ne comprends pas moi-même comment je vis. Tandis qu’on me bat et qu’on me maltraite, mon corps souffre bien; mais mon âme reste libre et rêve de choses vagues et inconnues qui passent sous mes yeux et me séduisent. Ces visions sont l’aliment de mon âme; grâce à elles, j’oublie tout; elles me parlent d’une vie meilleure et me font croire que je ne demeurerai pas toujours orpheline. Dieu sera-t-il mon père dans le ciel, ou verrai-je ma mère avant de mourir ? Je n’en sais rien.

— Vos parens sont morts, Lena : ma mère me l’a dit souvent; mais ne vous chagrinez pas pour cela. Voyez comme mes bras sont déjà forts. Encore quelques années, et je serai un homme. Oh ! vivez jusque-là, Lena ! Je travaillerai pour vous du matin au soir, dussé-je être toujours votre valet.

— Mon valet, vous! Ce ne sera pas, Jean. Regardez mon visage, et dites-moi ce que vous voyez dans la pâleur de mes joues ?

Le jeune paysan porta les deux mains à son front et dit d’une voix étouffée et avec un douloureux soupir : — La mort I la mort !

Un long silence régna sous les genévriers balancés par le vent; Jean saisit enfin la main de Lena et reprit : — Lena, vous n’avez jamais connu vos parens défunts; depuis l’enfance, vous avez été élevée par ma mère et vous avez enduré plus de maux et plus de chagrins que dix hommes n’en pourraient supporter. Si cela continuait, vous en mourriez, je le reconnais les larmes aux yeux; mais si dès maintenant on vous laissait tranquille, si l’on vous traitait bien, ne vivriez-vous donc pas ?

— Vivre ? répéta Lena; qui connaît l’heure de sa mort ? Je