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du XVIe siècle, obtient ce respect unanime qui semble le privilège des historiens antiques. Ce succès est un fait considérable, mais on peut l’expliquer : ce qu’on a aimé dans Guichardin, c’est la franchise des jugemens et la fierté d’une âme indépendante.

M. Ranke ne consacre pas une aussi longue étude à Beaucaire, à Mariana, à Fugger, à Steidan, à Paul Jove ; il les juge néanmoins avec une pénétration singulière, et ces indications doivent suffire pour éveiller l’amour du vrai. La seconde partie de cette Critique des historiens est nécessairement moins complète, puisqu’elle embrasse tous les écrivains particuliers qui, en Allemagne et en France, en Italie et en Espagne, ont fourni des renseignemens de détail sur cette première formation du monde moderne ; je ne crains pas toutefois de la signaler comme un excellent manuel pratique. Pour l’Italie surtout, quelle netteté d’appréciation ! Ce sont des groupes de portraits où chaque chroniqueur est rattaché au parti qu’il a défendu ; Florentins, Vénitiens, Milanais, historiographes de Rome, de Naples et de Palerme, ils sont tous là, brièvement caractérisés d’un trait ferme et sûr. Les historiens espagnols Zurita et Sandoval, les Allemands comme Pirkheimer et Reisner, notre Philippe de Commynes, notre Martin Dubellay, et au-dessous d’eux les chroniqueurs chevaleresques, les biographes de Bavard et de La Trémouille, sont appréciés avec la tranquille supériorité d’un juge qui possède tous les secrets du débat. Machiavel méritait une place à part ; M. Ranke lui a consacré une étude qui me semble un de ses portraits les plus habiles. Il ne s’agit plus d’apprécier l’authenticité d’un récit, il faut pénétrer l’esprit le plus profond, l’âme la plus mystérieusement passionnée de ce XVIe siècle tout rempli de passions et de mystères. M. Ranke saisit au vif le génie de Machiavel et le peint à larges traits. Comment douter, après ces fortes pages, que l’auteur du Prince ait été le plus impatient des patriotes ? Et pourtant ce travail est incomplet. Après avoir expliqué Machiavel au nom de l’histoire, il fallait le juger au nom de la morale. Quelles que soient les secrètes intentions de l’homme qui a tracé les pages du Prince, c’est une étrange perversité d’avoir voulu faire sortir le bien des noirs abîmes du mal. Mal, sois mon bien ! a dit le Satan de Milton, et Satan seul a pu le dire. Non, — M. Ranke nous devait cette réserve, — il n’y a pas de commentaire qui puisse excuser la glorification de la violence et de la ruse, et l’apologiste des Borgia demeure justement flétri.

On voit déjà se dessiner, si je ne me trompe, l’originalité de l’historien. Une impartialité vraiment humaine, une philosophie de l’histoire toute pratique, la recherche ingénieuse des causes secondes, c’est-à-dire de ces intérêts et de ces passions qui travaillent sans le savoir à l’accomplissement des décrets supérieurs, un art très