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marié depuis quelques années sans avoir eu d’enfans, lorsqu’il s’aperçut soudain qu’il serait bientôt père. Sa joie ne connut plus de bornes; la chanson de Rikke-tikke-tak ne cessa plus du matin au soir, et les gens commencèrent à craindre que Karl ne perdît la tête, car il ne se possédait plus de bonheur. Le grand jour parut enfin : Karl devint père d’une charmante petite fille; mais sa pauvre femme, le malheureux ! ne s’en releva pas. Elle est enterrée au cimetière; vous savez bien cette place où il y a une petite croix de fer, c’est là. A partir de ce triste moment, Karl ne fut plus le même homme; il laissa le marteau à côté de l’enclume, n’alluma pas deux fois par semaine son feu, et se mit à boire comme s’il eût voulu se faire mourir par la boisson. Toutes ses chansons étaient oubliées, et il menait si mauvaise vie, qu’il était le scandale du village. Quand il rentrait chez lui, ivre et la tête perdue, il se mettait au travail comme un furieux; mais la servante chargée de prendre soin de son enfant connaissait un moyen sûr de le calmer. Elle posait sa petite fille sur ses genoux, et, si ivre que fût Karl, la vue de son enfant l’apaisait sur-le-champ comme par magie. Alors il riait joyeusement comme autrefois, mettait la petite fille à cheval sur sa jambe, la faisait sauter et chantait chaque fois avec un nouveau plaisir sa jolie chanson de Rikke-tikke-tak. Que Karl soit jamais devenu tout à fait mauvais homme, je ne le crois pas; chacun savait assez que la mort prématurée de sa femme tant aimée était la cause de son chagrin et de son ivrognerie, car toutes les fois qu’il lui fallait passer par le cimetière et devant la croix de fer, fût-il ivre à ne pouvoir se tenir debout, des larmes coulaient de ses yeux en présence de tout le monde. C’est pourquoi on avait grande pitié de lui, et les voisins prenaient soin de son enfant pour tout, sans qu’il le sût. Cette vie durait depuis environ trois ans, lorsque Karl tomba fort malade et dut garder le lit assez longtemps. Ses amis, aidés par le curé, avaient si bien su le prêcher pendant sa maladie, qu’il parut entièrement guéri de son goût pour la boisson ; mais une autre pensée s’était emparée de lui. Il voulait quitter le village, où la tombe de sa femme frappait trop souvent ses yeux, et sans dire à personne où il se proposait d’aller, il vendit à mon père sa forge telle qu’elle était, emmena un beau matin sa fille, âgée de quatre ans, dans la bruyère, et ne reparut plus, sans que depuis ce temps nous ayons jamais eu des nouvelles de lui ou de son enfant.

— Le colonel est Rikke-tikke-tak, il n’y a pas à en douter, s’écria l’un des ouvriers.

— Certainement c’est van Milgem lui-même, reprit le maître. Il a pris en main beaucoup d’outils; tous ceux que mon père ou moi avons faits ou achetés, il les remettait en place avec indifférence; mais ceux