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Le jeune homme commença ainsi d’une voix lente et pénible :

« J’étais jeune, content de mon sort, amoureux de la vie. Écoutant la sensibilité de mon cœur, je fis une sœur de notre jeune servante. Mon affection pour elle grandit avec ses souffrances et son malheur : innocent et pur sentiment qui s’enracinait alors dans mon âme, et qui plus tard, feu dévorant, devait me consumer! Colonel, je sens encore dans ma main la place brûlante où, dans la bruyère, vous avez posé l’or de l’humiliation. Quoi ! vous pensiez par une vile rémunération me consoler de l’enlèvement de ma sœur, et vous me portiez un coup de poignard. Alors, oh ! alors seulement je compris l’immensité de mon malheur : le désespoir brisa ce cœur dans lequel votre départ laissait tous les tourmens de l’amour sans espoir. J’oubliai tout au monde pour nourrir un seul, un navrant souvenir; j’ai longtemps pleuré au pied du hêtre. Moi aussi, j’ai attendu et espéré au haut du coteau de sable, moi aussi je suis devenu chétif et languissant. Rien ne pouvait me consoler ni me toucher : impuissant au travail, indifférent à tout, je vivais dans le monde fatal des rêves, et j’ai vu ma mère étendue sur son lit de souffrances sans trouver place dans mon cœur pour une nouvelle tristesse. Tous ceux qui me connaissaient avaient pitié de moi, pauvre insensé que j’étais. Je me complaisais dans ma douleur, car mes larmes coulaient pour celle dont je déplorais la perte. Pleurer était ma vie, soupirer mon langage. Mon robuste corps s’épuisait consumé par le feu qui brûlait mon sein; ombre vivante, j’errais comme un spectre sous le feuillage qui jadis avait aussi entendu ses plaintes.

« Un vieil ami de mon père voulut m’arracher par force au lieu où j’étais né; il espérait me guérir. Je résistai aux prières de tous ceux qui m’aimaient. Pourquoi ? Parce que le ciel de la bruyère est plus bleu ? Parce que l’air est rempli de senteurs balsamiques ? Parce que la plaine immense séduit le cœur et élève l’âme ? Oh ! non, non. C’est là qu’elle avait vécu, là qu’était le sentier que ses pas avaient foulé. Je savais quels brins d’herbe s’étaient courbés sous elle; je savais retrouver sur l’écorce des arbres l’endroit où sa main s’était posée une seule fois, et la fleur qu’elle avait un jour arrosée de ses larmes. Les arbres, la bruyère, le ruisseau, là tout avait une voix qui me parlait d’elle. Là je n’étais jamais seul; elle était toujours auprès de moi, perdue avec moi dans l’oubli du monde entier. Le vent m’apportait sa voix à travers le feuillage des aunes; le cri des grillons me redisait son charmant refrain de rikke-tikke-tak, et pourtant je souffrais d’inexprimables douleurs, je comprenais, cruelle vérité! qu’elle ne reviendrait jamais. J’avais perdu ma sœur pour toujours, et je trouvais ma joie dans l’espoir d’une mort prochaine.

« Les exhortations du vieux curé de Desschel et les larmes de ma