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sous le régime de la force, du nombre discipliné, et des intérêts matériels proposés pour but suprême de la vie.

Quoi qu’il en fût de la dissidence d’une telle doctrine avec la pratique avouée de l’empire. Napoléon n’en fut pas blessé. Le bibliothécaire du palais, M. Barbier, suivant une attribution de sa charge, avait fait placer un soir ce discours, parmi d’autres brochures nouvelles, sur la table de nuit de l’empereur. Le discours fut lu, et au lever l’empereur, apercevant M. le prince de Talleyrand, alors assez en disgrâce pour qu’il ne lui fut parlé que de littérature : « Savez-vous, monsieur le grand électeur, lui dit-il, qu’il s’élève dans mon université une nouvelle philosophie fort sérieuse qui pourra bien nous faire grand honneur, et nous débarrasser tout à fait des idéologues, en les tuant sur place par le raisonnement ?» Et lui citant alors, avec sa manière de transformer ce qu’il lisait, quelques passages de M. Royer-Collard, il le gronda de ne pas les connaître et d’être en arrière d’une si importante nouveauté.

On le voit, cette approbation de l’empereur était peu philosophique en elle-même. Ce qu’il avait entrevu dans sa rapide lecture et ce qui lui plaisait, c’était l’attaque contre la philosophie de Locke, résumée pour lui dans M. de Tracy, et suspecte de solidarité avec MM. Sieyès, Garat et Volney. M. Royer-Collard connut bien vite son succès de cour; mais il ne s’y fia nullement, ni surtout ne voulut en profiter. « L’empereur se méprend, dit-il à quelques amis et en particulier à M. Maine de Biran, profond penseur en métaphysique, paisible, bien que courageux questeur du corps législatif; l’empereur se méprend : Descartes est plus intraitable au despotisme que ne le serait Locke. Entre nous, la doctrine de l’âme est bien autrement favorable à la liberté que celle de la sensation transformée. Franchement, pour les partisans de cette dernière théorie, la résistance morale à la force est une inconséquence généreuse; pour nous, elle est un devoir irrémissible. »

C’était dans le même esprit que, peu d’années auparavant, M. Royer-Collard, attiré par quelques hommes graves et doux ralliés à la dictature impériale, entre autres par M. le sénateur Pastoret, s’était sévèrement abstenu, et avait à la même époque écrit une admirable lettre, encore inédite, sur l’avenir social de la France, la rentrée du principe monarchique sous forme nouvelle, avec les chances de grandeur et de stabilité contenues dans l’établissement militaire de 1804.

À ces titres divers, il était juste de réserver, plus largement encore que ne le fait l’historien littéraire de la restauration, une part à la philosophie dans les origines de notre droit public constitutionnel et dans les développemens qu’il reçut dès 1817. Cette influence était impossible à méconnaître, et ne pouvait non plus se nier que