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génie aux prises avec l’impossible ; mais même dans cette lutte avec l’impossible il semble qu’il reste encore une dernière limite à franchir, et il vient un moment où elle est fatalement franchie. Alors les obstacles s’accumulent, la lutte se complique au lieu de se simplifier, et par une coïncidence frappante la puissance de l’ascendant faiblit, la sûreté de l’action diminue dans les mêmes proportions. On croit en finir avec l’impossible, et on ne fait qu’y ajouter.

Voyez cette prise de possession de l’Espagne. À l’origine, c’était déjà fort considérable, mais enfin ce n’était qu’une royauté nouvelle mise à la place d’une ancienne dynastie. Bientôt cependant ce roi nouveau, lieutenant de l’empereur, si peu indépendant qu’il soit, est lui-même de trop. De là en 1810 la mesure qui crée des gouvernemens militaires et place presque toute l’Espagne en dehors de l’autorité royale espagnole. Ce sont des généraux français qui lèvent les contributions, administrent, gouvernent, et malheureusement font plus que gouverner. Les magistrats du pays sont forcés de prêter serment à l’empereur sans savoir à quel titre. L’esprit de Napoléon en vient à agiter en lui-même la question d’une pure et simple annexion de la Catalogne à la France, et le sort des autres provinces espagnoles du nord jusqu’à l’Êbre reste encore un mystère. On était parti d’un changement de dynastie, on arrive à un démembrement. Quel est le rôle de Joseph dans cette situation ? Il en ressent toutes les amertumes, il se débat sous le joug ; mais il n’est rien, il ne peut rien, il n’a point même la liberté de disposer, sans la permission de l’empereur, d’un jardin voisin de son palais à Madrid. Dans toutes les provinces, ce sont les autorités françaises qui perçoivent les contributions, et il est obligé pour vivre de mettre en gage jusqu’aux vases sacrés de sa chapelle ; ses employés les plus élevés en sont réduits à n’avoir point de feu dans leur maison et à demander d’être mis à la ration. Ce n’est pas tout encore. Ici éclate une des plus puissantes causes des malheurs de la guerre d’Espagne. Ces généraux français maîtres de la Péninsule, — et pourtant ils se nomment Soult, Ney, Victor, Marmont, — ces généraux mis à la tête d’armées indépendantes comme des vice-rois à demi émancipés sont en antagonisme perpétuel. L’un rêve peut-être à une couronne, celle de Portugal ; l’autre refuse d’obéir à un ordre ; chacun se crée un centre d’opérations, toujours prêt à critiquer, à contrarier les combinaisons autres que les siennes, et partout est le désordre, d’où naît bientôt l’impuissance. Voilà comment, avec les premiers soldats du monde et les capitaines les plus éprouvés, on se trouve moins avancé en 1812 qu’en 1809 ! Bien plus, la situation n’a fait qu’empirer. Ainsi l’Espagne est bouleversée sans être domptée, la France épuise ses hommes et ses trésors sans faire un pas, et l’empereur finit par se trouver tout à coup en 1812 entre ces deux choses formidables et également mystérieuses, — la guerre d’Espagne et l’expédition de Russie. Là où n’est point le maître, tout marche à l’aventure et se désorganise. Il s’ensuit qu’il faut se poser cette question : politiquement aussi bien que militairement, quel est donc ce système qui dépend à tel point d’un homme que, l’homme absent, le système ne soit plus qu’une impossibilité gigantesque ? C’est, il faut le dire, l’honneur et la dignité de Joseph, dans son impuissance même, de protester sans cesse contre cette terrible logique de violences. « On ne connaît pas cette nation, dit-il en 1810 ; c’est un lion que la raison conduira avec un fil de