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saluait comme l’arbitre universel. L’énergie du peuple russe, qui n’avait pas permis à son souverain de céder aux exigences de Napoléon, et un concours d’événemens inespérés l’avaient porté à cette haute position bien plus encore que ses qualités personnelles. Son caractère réunissait les plus étonnans contrastes. Une ambition vaste et profonde, tempérée par une sorte de timidité, une disposition très marquée au mysticisme religieux, un penchant naturel et développé par l’éducation pour ce qu’on commençait alors à appeler les idées libérales, des inclinations généreuses, l’amour de la gloire et de la popularité, beaucoup d’esprit et d’éloquence, un extérieur tout à la fois imposant et séduisant, des manières charmantes, les dehors de la franchise et de l’abandon, et pourtant la puissance de la dissimulation, une adresse singulière à ménager, à flatter les passions et les amours-propres, tels sont les traits contradictoires, au moins en apparence, de cette grande physionomie historique. Doué d’une imagination mobile et exaltée qui le poussait successivement vers des buts différens, Alexandre ne possédait pas la force d’âme qui eût pu le maintenir dans les voies d’une modération véritable. Alors même qu’il cédait aux entraînemens les plus extrêmes et qu’il tombait dans les contradictions les plus choquantes avec ses propres antécédens, avec les principes qu’il avait le plus hautement professés, il avait l’art de rassurer sa conscience en se persuadant qu’il obéissait à une inspiration d’en haut, qu’il accomplissait une mission religieuse, et qu’il servait les intérêts de la justice éternelle et de l’humanité plus encore que ceux de son trône ou de son peuple. Si naguère, après avoir été d’abord l’ennemi passionné de Napoléon, il s’était uni à lui par les liens d’une étroite alliance et même d’une amitié enthousiaste, s’ils avaient pour ainsi dire concerté ensemble le partage du monde, si pour son compte il s’était déjà approprié, en attendant mieux, la Finlande arrachée à la Suède, quelques districts polonais enlevés à l’Autriche et à la Prusse, et la Bessarabie conquise sur la Turquie, tous ces envahissemens, il le pensait, il le proclamait du moins, avaient eu pour objet de forcer l’Angleterre à rendre la paix à l’Europe en renonçant à l’insupportable tyrannie qu’elle exerçait sur les mers. Brouillé aujourd’hui avec son ancien complice, non pas, comme il affectait de le dire et comme il se le persuadait peut-être, parce que Napoléon avait trahi sa loyale confiance, mais parce que le pacte inique qui les unissait était de ceux qui ne peuvent se rompre sans faire place à la plus violente inimitié, ce n’était pas seulement pour venger la Russie et pour rétablir l’équilibre européen qu’il combattait. Son esprit, exalté par les prodigieux succès qu’il avait obtenus, se livrait aux rêves les plus illimités ; il se croyait appelé à faire triompher partout les principes de justice et de liberté, à favoriser