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les rattache la sagacité de l’historien, semblent gagner à ce contraste je ne sais quelle sauvage majesté.

D’abord, quel poétique tableau que celui des origines des Serbes ! M. Ranke résume à merveille leur primitive histoire, et il est impossible de ne pas être ému lorsqu’on voit ce noble peuple, si fier, si indépendant, ce peuple qui ne s’était soumis ni aux Grecs ni aux Latins, qui avait vaincu les Russes et arrêté les Mongols, tomber au XVIe siècle sous la domination musulmane. Ce qu’il devint alors, il faut le demander au récit de M. Ranke. Le souvenir d’une grandeur passée vivait toujours dans les chants des poètes, et l’on pense bien que ces chants nationaux, les plus nombreux, les plus naïvement héroïques qu’il y ait dans aucune des littératures primitives de l’Europe, ces chants qui enthousiasmaient Goethe, ont fourni de précieuses couleurs au peintre ; mais ce n’est pas seulement l’histoire de la Servie que nous donne M. Ranke, c’est un tableau des révolulutions intérieures de la Turquie depuis les dernières années du XVIIIe siècle. Au moment où l’esprit de la France transformait l’Europe, au moment où des souverains comme Gustave III, Clément XIV, Joseph II, des hommes d’état comme Pombal, Aranda, Struensée, appliquaient les réformes provoquées par le siècle immortel de Montesquieu et de Turgot, ce travail de régénération universelle pénètre jusque dans la cour des sultans, et Sélim III, — M. Ranke le prouve admirablement, — mérite une place dans le groupe des novateurs couronnés.

C’est ce mouvement d’idées libérales qui réveille le patriotisme des Serbes. Le sentiment de l’indépendance nationale, entretenu depuis des siècles par les mélodies de la guzla, s’élève tout à coup aux espérances les plus hardies, et la guerre de la Russie avec les Turcs en 1789 fournit une occasion toute naturelle à la belliqueuse ardeur des opprimés. M. Ranke démêle avec sa précision habituelle les différentes phases et les influences secrètes de la lutte. La France soutenait la Turquie. Un ambassadeur vénitien de ce temps-là, cité par M. Ranke, le déclarait expressément : La Francia che sempre ha preso cura per la sussistenza di questo impero, etc. Mais tandis que la Russie, dans un intérêt plus manifeste aujourd’hui que jamais, favorisait l’émancipation nationale des peuples slaves de l’empire turc, la France, tout en prêtant son appui au divan, rendait un meilleur service à ces peuples : elle réformait l’empire de Sélim III et préparait ainsi pour les Serbes une situation indépendante qui ne les livrait pas aux tsars. Un instant, cette politique de la France sembla prendre un autre cours. Le général Bonaparte avait conçu le projet de fonder un empire d’Orient ; maître de l’Egypte, il venait d’attaquer la Syrie, et la Turquie, effrayée, s’était alliée à ses antiques ennemis de Saint-Pétersbourg. C’est alors qu’on vit la flotte