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si elle ne se fût pas ainsi abandonnée, pouvait-il se montrer pour elle plus exigeant qu’elle ne l’était elle-même ? Lorsqu’elle paraissait heureuse de rentrer dans ses anciennes limites, lorsqu’elle saluait par ses acclamations ceux qu’elle appelait ses libérateurs, nul n’avait certes le droit de réclamer en sa faveur un meilleur traitement. Sans doute l’épuisement, les sacrifices, les souffrances de toute nature que la guerre lui avait infligés expliquent, excusent même jusqu’à un certain point cette déplorable défaillance, mais il faut y voir surtout un des plus déplorables résultats de cette mobilité qui fait de notre histoire une suite de réactions violentes, et qui nous permet si rarement de nous arrêter pour quelques instans dans la modération, c’est-à-dire dans la vérité.

Cinq jours après la signature du traité de Paris, le 3 juin, Louis XVIII réunissait les nouvelles chambres françaises et promulguait la charte, dont le projet de constitution du sénat et la déclaration royale de Saint-Ouen avaient déjà posé les bases. Cette œuvre d’un sage libéralisme était l’expression sincère de la politique du roi Louis XVIII, la fidélité avec laquelle il n’a cessé, malgré quelques écarts partiels et passagers, d’en maintenir l’exécution en est la meilleure preuve ; mais on doit reconnaître que l’influence de l’empereur Alexandre ne contribua pas peu à lui donner la force d’entrer si résolument dans une voie où ne le poussaient certes pas la plupart des hommes dont il était entouré. Telles étaient alors les dispositions du monarque russe, qu’il était à peine satisfait des garanties données par la royauté restaurée aux idées nouvelles et aux intérêts sortis de la révolution.

Par un étrange contraste, tandis que l’autocrate du Nord prenait une part si décisive à l’organisation constitutionnelle de la France, le gouvernement anglais, non seulement restait complètement étranger à ce grand changement, mais le jugeait à plusieurs égards avec une malveillance qui pouvait tenir à une secrète jalousie de l’ascendant exercé par la Russie autant qu’aux préjugés du torysme. On voit par une lettre que lord Castlereagh écrivait à lord Liverpool quelques semaines avant la publication de la charte, mais lorsque déjà on connaissait les principes sur lesquels elle devait reposer, que la composition de la chambre des pairs, formée en majorité d’anciens membres du sénat, choquait singulièrement les préventions aristocratiques de nos voisins. On y voit aussi que la pensée de mettre les différens cultes sur le pied d’une sorte d’égalité leur paraissait une absurdité inconcevable, les idées des plus raisonnables d’entre eux, de lord Castlereagh, par exemple, ne s’élevant pas encore au-dessus de la notion d’une simple tolérance des dissidens. Et cependant cette égalité, qu’ils trouvaient si absurde, devait tourner en France au profit de leurs coreligionnaires !