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forces du peuple. M. Ranke suit admirablement les phases de cette révolution au milieu du mouvement varié de la vie et du dramatique conflit des passions.

Le dernier représentant de l’ancienne monarchie en France, c’est « Louis XII, une de ces natures heureuses, dit l’historien, qui ont le sentiment de leur droit, mais qui laissent aussi vivre les autres, et n’importunent personne par des procédés égoïstes ; » Louis XII, qu’un ambassadeur vénitien représente comme un enfant de la nature, et qu’on aimait à voir, grave, débonnaire, un peu courbé par les années, se rendre aux séances du parlement, modestement monté sur sa mule. « Il prêtait de la majesté à la cour de justice, et pourtant il ne porta jamais atteinte à ses décisions. » Tout va changer bientôt. M. Ranke apprécie avec finesse l’importance de ce concordat de 1516, par lequel François Ier, en concédant à Léon X certains droits que ses prédécesseurs avaient refusés au saint-siège, sut aussi agrandir au dedans l’autorité royale et commencer l’abaissement des corporations religieuses et civiles. La lutte des catholiques et des calvinistes amènera des changemens plus graves encore. Au milieu d’une guerre fratricide, une Italienne devenue reine de France, la veuve de Henri II, restée seule avec ses jeunes fils dans un pays que se disputent les factions, et obligée, disait-elle, de maintenir l’état pour sauver ses enfans, va déployer pendant vingt ans toutes les ressources de la ruse. La lionne qui défend ses petits n’a pas plus d’astuce et de rage. Ardente et dissimulée, impie et superstitieuse, sans foi, sans principes, tour à tour favorable aux catholiques et aux réformés selon l’intérêt du moment, Elle ne songe qu’à abattre tous les partis. Une nuit d’exécrable souvenir, elle fait égorger les protestans venus de tous les points de la France pour assister aux noces de sa fille, et le lendemain de ce forfait, prise elle-même au dépourvu par le meurtre qu’elle a commis, elle est prête à se jeter de l’autre côté. La royauté semble disparaître ici, et M. Ranke s’écrie éloquemment : « C’était pourtant contre ces horreurs de la guerre civile qu’on avait élevé le rempart de la monarchie ! et maintenant elle oubliait son origine historique, elle faisait cause commune avec ceux dont elle aurait dû refréner la haine. On perd sa trace dans ces orgies de sang[1]. » Comment se relèvera-t-elle ? Elle se relèvera à l’avènement du Béarnais ; mais alors la grande transformation sera accomplie, l’idée de l’état représenté par un homme aura remplacé le principe du chef servi par des pouvoirs indépendant, — et ce sera, dit M. Ranke, le début d’une nouvelle journée dans le drame du monde.

  1. J’emprunte ici la traduction qu’un estimable écrivain, M. J.-Jacques Porchat, vient de donner à notre pays. Si elle ne rend pas toujours la netteté lumineuse de l’original, elle exprime le sens avec fidélité et ne manque pas d’élégance.