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frayeur, c’était la faim qui allait se faire sentir. Farnèse profitait avec un art infini de cet état des esprits. Aldegonde n’avait pas seulement à combattre contre le génie guerrier du grand capitaine, mais encore contre son habileté de parole, ses lettres, ses manifestes, tantôt contre ses caresses, tantôt contre ses menaces. Le duc de Parme est, je crois, le premier qui ait cherché à faire peur à une république en la menaçant de la coalition de tous les rois ligués pour empêcher les nouveautés. Il est impossible d’exprimer cette idée d’une manière plus précise que dans les lettres de Farnèse aux assiégés : « Les rois, dit-il, se sont entendus ; ils ont compris qu’il s’agit de leur cause commune, et combien les conséquences de votre conduite sont dangereuses pour eux tous, car ce qui est arrivé à l’un d’eux peut arriver à d’autres, si votre exemple vient à être imité. »

À cette menace d’une ligue des rois, Marnix avait une réponse prête, et c’était toujours la même : la France[1] ! On allait voir se déployer ses drapeaux à l’horizon ; elle avait promis par son roi de secourir la liberté menacée : c’était une nation noble, généreuse, qui ne manquait pas à sa parole, et si quelqu’un en doutait, il avait toujours sur lui une lettre fraîchement arrivée de France ; mais les plus disposés à capituler n’hésitaient pas à répondre que ces lettres avaient été toutes forgées dans le cabinet d’Aldegonde. Il mit surtout un admirable sang-froid à dissimuler le progrès de la disette. On peut dire qu’il nourrit longtemps sans blé et sans pain cette population de paroles fortifiantes. Il avait au plus haut degré ce qui marque le mieux l’équilibre de l’âme, l’enjouement, la bonne humeur dans l’excessif péril. Quand la foule criait qu’elle avait faim, il l’enivrait de ses discours, en plein air, sur la place publique. Je ne sais jusqu’à quel point la harangue que Bentivoglio met dans sa bouche devant les bourgeois et les ouvriers a été refaite par l’historien sur les modèles grecs ou romains. Thucydide et Tite-Live s’y font peut-être trop sentir, mais on ne peut s’empêcher d’y reconnaître au moins l’écho énergique qu’une âme pleine de vitalité a laissé dans les masses ; si ce ne sont pas les paroles, c’est au moins l’héroïsme du bourgmestre d’Anvers. Voilà par quels moyens, sans secours, sans autorité déterminée, sans autre vocation militaire que son ardente passion de la liberté et de la dignité humaine, il sut traîner jusqu’en août une défense qui semblait déjà perdue en mai 1585.

Le siège durait depuis treize mois et le ravitaillement n’avait pas été opéré une seule fois pendant cet intervalle. Les six cent mille boisseaux de blé nécessaires à la ville pour un an étaient depuis

  1. Annal. Antverp., t. IV, p. 130.