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avec quel superbe et gracieux aplomb certaines héroïnes brunes abordent cet âge. Mais si la femme en elle avait conservé tous ses avantages, il n’en était pas ainsi de la cantatrice, dont la voix trahissait déjà la fatigue et l’altération. De plus, des rivalités dangereuses menaçaient de se faire jour sur cette scène, qu’on avait occupée jusque-là sans partage : la Pisaroni, la Fodor, la Cecconi, talens pleins de jeunesse et de vaillantise, et qu’il s’agissait de maintenir à distance, vu que le public, l’ingrat public, ne demandait pas mieux que de les adopter ! — Entre toutes les intrigues d’ici-bas, je n’en connais point de plus éveillée et de plus âpre que celle dont est capable un de ces aimables tyrans en jupons luttant pour l’intégrité de ses pouvoirs souverains, pro dominatione ! Avez-vous jamais lorgné d’un coin de l’œil ce microcosme qu’on appelle un théâtre, Académie impériale de musique, la Scala ou San-Carlo, peu importe ? Avez-vous vu tout ce qui s’agite là d’intérêts divers, de luttes sourdes, d’animosités implacables ? Eh quoi ! tant de bruit pour une cavatine, tant de forces mises en jeu pour donner un crève-cœur à sa rivale ! Que sera-ce donc s’il s’agit d’un de ces combats suprêmes où l’on sent qu’il faut vaincre ou mourir ? La Colbrand en était arrivée là. Ses cabales, ses oppressions lassaient tout le monde, à commencer par le propre instrument de ses caprices despotiques, par cet ours Barbaja qu’un reste d’habitude retenait grommelant à la chaîne.

Quant au public, ennuyé de ces manœuvres et de cet entêtement à s’imposer à lui bon gré mal gré, il devenait plus froid de jour en jour, et sa mauvaise humeur à la fin fut telle qu’il n’attendait plus qu’une occasion pour la faire éclater, lorsque le 4 mai 1819 eut lieu la première représentation de la Donna del Lago. L’attitude de la salle pendant tout le premier acte fut peu encourageante. Évidemment le maestro et la prima donna étaient impliqués dans la même disgrâce, et nous devons reconnaître que Rossini, par son obstination à donner tous ses rôles à la signera Colbrand, sans vouloir tenir aucun compte des antipathies croissantes du public, avait bien mérité cet accueil rancunier et fâcheux. À peine si cet auditoire prévenu consentit à se laisser charmer par deux ou trois morceaux. Le ravissant duo entre Elena et Uberto, la cavatine de Malcolm obtinrent quelques applaudissemens ; mais au fond cette musique parut glaciale, et comme on était disposé ce soir-là à prendre les choses du mauvais côté, la teinte ossianique répandue sur tout ce premier acte, qui tient moins encore du drame que de l’épopée, devint aux yeux de ces dégoûtés un élément de plus de monotonie et d’ennui. M’importe, la malveillance, d’abord sourde et latente, ne devait point tarder à se manifester. Tout ce monde-là se mourait d’envie de siffler, et Mlle Colbrand ayant pris dans le finale ses variations un quart de ton trop bas, Eole déchaîna ses tempêtes. C’était la première fois de