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une égale rigueur aux Soirées de Saint-Pétersbourg, aux Considérations sur la France. Interrogé sévèrement, dépouillé des artifices du langage, Joseph de Maistre n’est plus qu’un sophiste, et ne saurait aspirer au rang de philosophe. Il veut ressusciter le passé, remettre sous le joug de la papauté tous les gouvernemens de l’Europe : à l’appui de cette thèse, quels argumens invoque-t-il ? Est-ce au nom de la loi qu’il condamne le libre développement de la volonté humaine ? Un tel argument serait condamné par l’histoire, mais aurait du moins une grande valeur, une autorité imposante pour les âmes pieuses. Bien qu’il soit démontré depuis longtemps qu’il n’est donné à personne de ressusciter le passé, les hommes pénétrés d’une foi profonde et sincère, pour qui la religion chrétienne est la source unique de toute sagesse dans les questions mêmes qui se rapportent exclusivement aux intérêts temporels, pourraient se faire illusion à cet égard ; mais la foi manque à Joseph de Maistre, et sa manière même d’argumenter le prouve surabondamment. Il demande pour mater l’Europe moderne un nouveau Grégoire VII ; il ne voit de salut pour les trônes qu’à l’ombre de la chaire pontificale ; il ne croit pas qu’il soit donné à aucune puissance purement humaine d’anéantir les divisions, d’apaiser la haine et la jalousie qui dévorent nos sociétés ; mais ce n’est pas au nom de la religion, ce n’est pas pour ramener le règne de Dieu sur la terre, qu’il appelle de ses vœux un nouveau Grégoire VII : c’est au nom de l’utilité, au nom de l’intérêt bien entendu des rois. Pour lui, le joug de la papauté n’est qu’un expédient, et ce seul mot suffit pour ruiner de fond en comble toute son argumentation : ce n’est pas la foi qui ramène la paix, c’est un calcul purement humain. Le pape n’est pas invoqué comme le vicaire de Jésus-Christ sur la terre, mais comme l’instrument de police le plus puissant et le plus sûr pour tous les gouvernemens de l’Europe. Qu’importe, après cette démonstration si simple et si claire, que Joseph de Maistre possède quelques parties de l’éloquence, qu’il discute avec chaleur, parfois avec entraînement ? Ses prémisses une fois ébranlées, la troisième partie du syllogisme est réduite à néant. De cet édifice si laborieusement élevé, M. Villemain n’a pas laissé pierre sur pierre. Après en avoir dispersé les débris comme le vent balaie la poussière, il promène sur l’œuvre de son impitoyable dialectique un regard calme et triomphant. Il s’applaudit à bon droit d’avoir chassé les ténèbres et rendu aux intelligences débiles qui se défient d’elles-mêmes la conscience du droit et de la liberté.

Après avoir suivi dans tous les sens le développement de l’esprit français non-seulement dans notre pays, mais dans l’Europe entière, M. Villemain devait éprouver le besoin de résumer ce vaste enseignement et d’en tirer les conclusions. Il n’a pas voulu se soustraire