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qu’il avait recueillis. Il n’y a pas en France un homme studieux qui n’appelle de ses vœux la publication de ce grand travail. Le talent que l’auteur a montré dans un épisode de l’histoire moderne est un sûr garant qu’il n’aura pas traité avec moins de vigueur et d’éclat un épisode de l’histoire du moyen âge. Un écrivain en possession de la sympathie publique ne peut garder pour lui seul le fruit de ses études. En pareil cas, l’avarice serait de l’ingratitude.

Le dernier livre publié par M. Villemain appartient plutôt au genre des mémoires qu’à l’histoire proprement dite. La biographie de M. de Narbonne a fourni à l’auteur l’occasion de nous montrer l’empire et l’empereur sous un aspect nouveau. Au lieu de recommencer le récit des grandes batailles livrées par le premier capitaine des temps modernes, il a recueilli les souvenirs de sa jeunesse et s’est efforcé de restituer, autant qu’il était en lui, les conversations de Napoléon et de son aide de camp. Je ne voudrais pas garantir l’exactitude littérale de ces conversations, je crois même que M. Villemain, malgré l’excellence de sa mémoire, ne voudrait pas prendre un tel engagement ; mais personne, je pense, ne contestera l’intérêt de ces entretiens familiers, où les plus hautes questions de politique et d’art militaire se trouvent mêlées aux questions de goût et de littérature. On aime à voir l’homme qui a tenu dans ses mains les destinées de l’Europe détourner sa pensée de la marche de ses armées pour discuter ou plutôt pour résoudre à sa manière les problèmes qui ont occupé les savans et les poètes. Il est vrai que les entretiens racontés à M. Villemain par M. de Narbonne affectent souvent la forme du monologue : l’aide de camp n’intervient guère que pour donner la réplique ; mais cette forme dominatrice s’explique très bien par le caractère du personnage. Napoléon, dans son cabinet comme sur le champ de bataille, parlait plutôt pour être écouté que pour recueillir des avis ; M. de Narbonne subissait la loi commune. Cependant il est arrivé plus d’une fois à l’ancien ministre de Louis XVI, devenu l’aide de camp favori de l’empereur, d’exprimer librement sa pensée, et d’annoncer les périls qui se préparaient pour le capitaine tant de fois victorieux. Sa voix, comme il était trop facile de le prévoir, n’a pas été entendue. Enivré, aveuglé par ses victoires, le maître de la France, qui fut un instant le maître de l’Europe, est demeuré sourd aux conseils de l’amitié la plus dévouée. Tous les entretiens qui se rapportent à la campagne de Russie révèlent chez M. de Narbonne une connaissance profonde de l’Europe. Il est curieux de voir cet esprit si net, si judicieux, si calme, aux prises avec une volonté qui n’admettait pas de résistance, exprimer ses craintes et ses prévisions sans jamais blesser le maître qui l’écoutait, parler en courtisan accompli, lors même qu’il osait ne pas accepter comme souverainement