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notre nation. Son intelligence, dont l’activité ne se ralentit jamais, se prête à toutes les impressions. Il se laisse émouvoir comme s’il n’avait pas à juger, et juge avec impartialité comme s’il avait pu se prémunir contre l’émotion.

J’ai l’air de tracer un portrait idéal, et pourtant je ne fais que recueillir mes souvenirs. Les études littéraires de M. Villemain sur la France, l’Angleterre et l’Italie sont là pour attester la vérité de mes paroles. Avant qu’il n’eût pris en main le gouvernement du goût public, la foule était habituée à croire que la connaissance profonde de l’antiquité menait infailliblement au dédain des littératures modernes ; elle pensait qu’un vif amour du génie français ne pouvait se concilier avec une sympathie sincère pour les œuvres écrites dans une autre langue. On rencontrait des esprits qui confondaient de bonne foi avec le patriotisme leur ignorance volontaire. M. Villemain est venu dessiller leurs yeux. Après avoir lu ses leçons, il n’est plus permis de persister dans ce fol aveuglement. L’injustice pour les nations voisines n’est pas une manière d’aimer la France ; la connaissance complète de l’antiquité ne mène pas au dédain des littératures modernes. Ces deux vérités, devenues aujourd’hui des lieux-communs, ont fait leur chemin dans la foule, grâce à M. Villemain ; aussi je n’hésite pas à lui assigner le premier rang dans la critique. Il a démontré aux plus incrédules que le génie du passé, étudié dans ses œuvres les plus pures, les plus accomplies, loin de conduire au dédain des œuvres modernes, est le moyen le plus sûr de les comprendre et de les estimer à leur juste valeur. C’est pourquoi tout homme qui a pénétré pleinement le génie du passé est par cela même préparé mieux que personne à l’intelligence du génie moderne, car il sait d’où vient le mouvement qui s’accomplit sous ses yeux. M. Villemain ne serait jamais arrivé à l’impartialité, s’il n’eût pas vécu longtemps dans le commerce de l’antiquité. Un esprit vraiment pénétrant demande tour à tour au passé l’intelligence du présent, au présent lui-même l’intelligence du passé ; il veut savoir où le mouvement commence, où le mouvement est parvenu, — et comment le savoir sans interroger l’histoire de l’esprit humain à ses deux extrémités ? Vérités vulgaires ! me dira-t-on ; mais qui donc a travaillé plus activement, plus efficacement que M. Villemain à leur donner ce caractère de vulgarité ? Aujourd’hui, grâce à lui, les hommes nourris des lettres antiques comprennent la nécessité d’étudier le génie moderne, et ceux mêmes qui ne peuvent pas aborder directement l’antiquité cherchent partout des initiateurs qui viennent au secours de leur faiblesse. Ce service éclatant assure à M. Villemain la reconnaissance de tous les esprits éclairés.


GUSTAVE PLANCHE.