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se plaçant à ce point de vue supérieur que tous les orateurs sacrés, tous les grands écrivains de l’église, ont montré aux peuples, dans les calamités qui les affligent, la main de Dieu qui frappe et qui châtie. Au XVe siècle, cette pensée éclate avec une force nouvelle ; des voix puissantes s’élèvent de tous les points de la chrétienté pour demander la réforme des mœurs et de la discipline ecclésiastique. Au début munir de ce siècle orageux, l’Espagnol Vincent Ferrier se dévoua à des missions sans repos pour appeler les chrétiens à la pénitence, et cet éloquent apôtre exerça un tel ascendant, que le roi musulman de Grenade lui envoya, en 1408, des députés pour le prier de venir prêcher dans ses états. En 1429, le carme Thomas Connecte succède à Vincent Ferrier, et après avoir enivré la France d’un mysticisme ardent, il va mourir à Rome en 1434, sur les bûchers de l’inquisition, comme pour apprendre à ceux qui l’imiteront bientôt qu’en religion aussi bien qu’en politique, l’agitation révolutionnaire épargne rarement ceux qui l’ont provoquée. Tous ces hardis prêcheurs montrent toujours, à côté des peines éternelles, la main de Dieu prête à s’appesantir dès cette vie sur les peuples qui méconnaissent sa loi. Ils parlent de fléaux vengeurs, mais ils laissent pour ainsi dire la menace suspendue sans préciser quelle sera la vengeance. Savonarole au contraire, suivant la juste remarque de M. Perrens, se sépare de ses devanciers en indiquant d’une manière formelle ce que devait être la punition divine, en fixant l’heure du châtiment. Le réformateur s’appuie sur le prophète, et ce fut là pour lui le péril de la situation.

Savonarole commença officiellement ses prophéties à Brescia en 1486. Il annonça que bientôt cette ville serait ravagée, comme elle le fut en effet quatorze ans plus tard. Il s’emporta en invectives menaçantes contre la perversité du siècle, et ses auditeurs épouvantés et convaincus s’humilièrent devant lui comme devant l’envoyé de Dieu. On racontait que, pendant la nuit de Noël, un disque lumineux avait entouré sa tête, et que lors du voyage qu’il fit à pied en se rendant de Gênes à Florence, un ange était descendu du ciel pour lui servir de guide et faire apprêter son dîner dans les auberges. Ainsi, dès les premiers pas, il était entré de plain-pied dans le domaine du merveilleux. En 1490, il obtint l’autorisation de prêcher à Saint-Marc de Florence, et pendant toute une année il annonça aux Florentins, en prenant l’explication de l’Apocalypse pour texte de ses sermons, que la rénovation de l’église devait avoir lieu prochainement, et qu’avant cette rénovation Dieu frapperait l’Italie d’un grand désastre. La réputation de prophète qu’il s’était faite à Brescia ne farda point à l’environner à Florence ; mais comme il rencontrait encore autour de lui quelques incrédules, il insista plus vivement sur le côté surnaturel de sa mission, se déclara le porte-voix de Dieu, et envoya en enfer ceux qui refusaient d’ajouter foi à ses paroles ; puis, s’attachant aux faits qui se passaient sous ses yeux, il annonça la mort d’Innocent VIII, celle de Laurent le Magnifique, une révolution dans Florence, et l’invasion du roi de France en Italie. Or le pape était vieux et souffrant ; Laurent le Magnifique languissait d’un mal incurable ; les Médicis, divisés, sans argent et odieux aux Florentins, voyaient depuis longtemps déjà chanceler leur pouvoir ; Charles VIII faisait au grand jour les préparatifs de son expédition, et en donnant pour des prophéties des