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chargés de parcourir les maisons, d’y enlever les cartes, les instrumens de musique, les objets de toilette, et de prêcher aux hommes et aux femmes la pratique de la religion. Au lieu d’honorer leurs parens, comme le veut la loi divine, ces réformateurs d’un nouveau genre se mirent à leur désobéir, à les censurer et à les dénoncer. Il en résulta une véritable anarchie, et bientôt les pères de famille contrariés dans leur autorité, les maris repoussés par leurs femmes, les femmes blessées dans leur coquetterie, les jeunes gens entravés dans leurs plaisirs, les marchands gênés dans leur commerce, s’ameutèrent contre Savonarole. Florence, tiraillée en sens divers, se trouva partagée entre les blancs, les gris, les pleureurs, les enragés et les tièdes, c’est-à-dire entre les partisans de la république et les partisans des Médicis, les amis de Savonarole et ses adversaires, et ceux qui se moquaient tout à la fois de Savonarole, de la république et des Médicis.

La seigneurie s’émut de cette agitation. Le gonfalonier de justice, Philippe Corbizzi, convoqua une assemblée de théologiens, et donna ordre à Savonarole de s’expliquer devant eux. Celui-ci eut encore tous les honneurs de la controverse ; mais ses adversaires n’en obtinrent pas moins un bref du pape pour le contraindre à prêcher dans tous les lieux qui lui seraient désignés par ses supérieurs ecclésiastiques. Bientôt un nouveau bref lui enjoignit de se rendre à Rome ; il refusa, et le pape menaça d’excommunier Florence. Charles VIII, pendant ce temps, avait conquis le royaume de Naples ; mais redoutant la ligue des principaux états d’Italie avec les rois d’Aragon et de Castille, affaibli par les garnisons qu’il avait été obligé d’établir dans les places fortes, et disposant à peine d’une armée de douze mille combattans, il résolut de rentrer en France. Les Florentins, craignant qu’à son retour il ne voulût s’arrêter dans leur ville, firent de grands préparatifs de défense, et se placèrent sous la protection d’une Vierge dont l’image, suivant une ancienne tradition, avait été peinte par l’apôtre saint Luc. Ne se trouvant point encore suffisamment rassurés par ces précautions, ils députèrent Savonarole vers le roi de France pour le prier de rendre à la république Pise et les autres places qu’il avait occupées. Ce prince répondit d’une manière évasive, et frère Jérôme le menaça des plus grands malheurs. Le dernier de ses enfans, l’héritier de la couronne étant mort peu de temps après, on ne douta point que ce ne fut là le châtiment prédit par Savonarole. Cet événement rendit quelque crédit au prophète, tout en lui suscitant des embarras nouveaux. Comment en effet cet homme qui lisait si clairement dans l’avenir et qui s’inspirait de l’esprit même de Dieu, comment cet homme n’avait-il point obtenu du roi de France, la restitution de la ville de Pise ? Cette restitution d’ailleurs, il l’avait souvent annoncée, dans les termes les plus formels. On réclamait donc avec instance l’accomplissement de cette prophétie, quand le gouverneur de la citadelle de Pise, le capitaine d’Entragues, remit cette forteresse aux Pisans, qui proclamèrent leur indépendance.

L’irritation fut poussée à ses extrêmes limites. Frère Jérôme ne sortait plus sans escorte, on tenta même de l’assassiner, et pour ressaisir son influence il eut recours à son expédient favori. Il annonça du haut de la chaire aux Florentins que l’événement qui les jetait dans une si grande colère n’était que