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n’aurais pas entendu parler d’eux, si l’on ne m’eût appris que la femme de l’un de ces missionnaires venait d’accoucher de sa neuvième fille. J’ai vu à Damas deux pachas Turcs, l’un du parti libéral, l’autre du parti rétrograde. Je résume ici en quelques mots mon entretien avec le premier, mon entrevue avec le second. Ce sont deux scènes où il est bon de tout connaître, — le théâtre et les acteurs, que je me borne à désigner par des initiales.

A...-Pacha a quarante ans, il est de taille moyenne et a quelque tendance à l’embonpoint. Son teint brun est taché çà et là de petite vérole; sa barbe est longue et soyeuse, son œil remarquablement vif et intelligent. Il porte un fez à long gland bleu, une polonaise bleue, galonnée de soie, un pantalon gris perle, des bottes vernies. A sa poitrine est attachée le nicham en diamant de lieutenant-général. A...-Pacha, qui a visité l’Europe, parle remarquablement bien anglais et français, s’occupe avec succès de sciences mathématiques, et a publié un petit traité de calcul différentiel. Nous sommes dans un salon de grande dimension, entouré d’un sopha recouvert de toile perse; aux croisées, rideaux de même étoffe; au milieu du salon une cheminée de fonte anglaise; sur une table une pendule dorée, surmontée d’un amour de bronze soufflant des bulles de savon, et flanquée de deux vases de porcelaine remplis de fleurs artificielles. Le café et les confitures ont été servis ; je suis seul avec le pacha et à la tête de la meilleure pipe que j’aie encore fumée en Orient. Mon hôte oppose aux préjugés de l’Europe sur le gouvernement de son pays des faits qu’il est bon de connaître. — Vous nous appelez des barbares en Europe, me dit-il, je le sais et ne m’en formalise point; mais vous, qui vivez depuis plusieurs mois au milieu de nous, vous devez convenir que nous sommes des barbares de bon caractère et tout disposés à bien faire. Je dirai même plus, que nous avons beaucoup fait depuis trente années pour la protection des voyageurs et des Européens résidens, et pour la liberté des sujets chrétiens du grand-seigneur. Vous êtes notre hôte depuis six mois : de combien d’actes d’extorsion, d’abus d’autorité, de châtimens cruels avez-vous été témoin ? Là encore il y a progrès. Il y a trente ans, dans ce même pays, l’autorité du grand-seigneur n’était que nominale. L’histoire de la Syrie n’est qu’une longue suite de guerres intestines entre les pachas et l’autorité de Constantinople; je puis vous assurer qu’aujourd’hui il n’est pas un de nous qui osât, je ne dis pas rêver l’indépendance, mais désobéir à un ordre quelconque du divan. Ici également il y a progrès incontestable. Nos routes, nos travaux publics sont bien imparfaits, cela est vrai; mais pour pourvoir à ces améliorations si essentielles, il faut de l’argent, et, quoique l’empire turc soit un des pays les plus fertiles du monde, l’argent n’y est malheureusement pas abondant, parce que le crédit n’y existe point.