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ce mouvement, de la haine furieuse de l’Angleterre remorquant la France après avoir été remorquée par elle, ou de la demi-trahison des puissances allemandes, laquelle sera bientôt une trahison complète. Cette, attitude de l’Autriche et de la Prusse est un véritable triomphe pour le parti national[1]

« Quant à moi qui, par nature, suis condamné à l’impartialité, ce n’est certes pas au point de vue de l’animosité nationale que je trouve la politique allemande misérable. Elle est misérable parce qu’elle est un mensonge et une sottise…

« Eh ! oui, attendez-vous à voir la Prusse recommencer toutes ses petites tricheries, et l’Autriche… hélas ! la pauvre Autriche, dont tout le corps n’est qu’un talon d’Achille, il est clair que, ne pouvant se passer d’appui soit à l’orient, soit à l’occident, elle avait à choisir entre un bon fauteuil à dossier, bien solide et bien rembourré, et un pal solide aussi, mais très grossièrement déguisé. Eh bien ! je ne désespère pas que ce ne soit en faveur du pal qu’elle se décide… »

« La Russie va donc se trouver aux prises avec l’Europe tout entière. Comment les choses en sont-elles venues à ce point ? Comment se fait-il qu’un empire qui depuis quarante ans n’a fait que reculer devant sa destinée et trahir ses propres intérêts pour servir ceux d’autrui, se trouve tout à coup en butte à cette immense conspiration ? Et cependant c’était inévitable. En dépit de tout, raison, morale, intérêt, instinct de conservation, ce conflit devait éclater. Et ce qui l’amène, ce n’est pas seulement la sordide personnalité de l’Angleterre, ce n’est pas l’abjection inouïe de la France,… ce n’est pas la pusillanimité des gouvernemens allemands poussés par le démon de la peur dans le camp de leurs ennemis ; non, c’est quelque chose de plus général et de plus fatal : c’est l’éternel antagonisme de ce qu’à défaut d’autre expression, il faut bien appeler l’Occident et l’Orient… »

« 13 avril 1854.

«… Et cependant,… vous prétendez quelquefois qu’il y a du prophète en moi. À Dieu ne plaise qu’il en soit ainsi ! car, si mes prévisions devaient s’accomplir, notre pauvre génération n’aurait qu’à se voiler la tête et à se résigner à disparaître de cette terre sans avoir même entrevu l’issue de la terrible lutte qui commence. Oui, c’est ma conviction la plus intime que le siècle n’en verra pas la fin. Il y aura sans doute des points d’arrêt, des trêves ; mais le combat recommencera et s’exaspérera toujours davantage, et l’Europe n’en sortira que complètement transformée. Je sais bien que ce que je dis là a été mainte fois dit, et qu’à moins d’y attacher un sens précis, cette phrase n’est qu’une nauséabonde banalité. Or ce sens précis, le voici : la question d’Orient, telle qu’elle vient d’être posée par l’inconcevable aveuglement de l’Angleterre et de la France, n’est rien de moins qu’une question de vie et de mort pour trois choses, qui, toutes les trois, ont jusqu’à présent fait voir au monde

  1. On sait qu’il y a à Saint-Pétersbourg un parti allemand et un parti russe proprement dit. On voit que l’auteur de ces lettres est un des membres les plus ardens de ce dernier parti, qui triomphe complètement aujourd’hui. Le parti allemand, qui compte des hommes comme M. de Nesselrode, M. de Brunnow, M. de Meyendorf, etc., a incliné, dans la crise actuelle, vers la modération.