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qu’elles avaient la vie dure. Ces trois choses, ce sont l’église d’Orient, la race slave, la Russie, car la Russie entraînera nécessairement les deux autres dans sa ruine, de même que son triomphe sera le leur. Les ennemis de ces trois choses le savent bien ; de là leur rage contre la Russie.

« Mais qui sont ces ennemis et quel est leur nom propre ? Est-ce l’Occident ? Peut-être, mais c’est surtout la révolution, qui s’est incarnée dans l’Occident. Y trouve-t-on aujourd’hui un seul élément de vie qui ne soit pénétré et saturé de révolution ? Est-ce l’église ? Elle est représentée par un clergé qui, après avoir béni en 1848 les arbres de la liberté, vient en 1854 de bénir le drapeau turc, qui, après avoir écrit en 1849 des lettres d’encouragement et de félicitation à Manin, vient de sanctifier dans ses mandemens la guerre entreprise en faveur des descendans de Mahomet II ! Est-ce l’ordre et l’autorité ? Ils sont représentés par… les souverains de l’Occident ? Est-ce la liberté ? La liberté, c’est la révolution même, donnant une main à Mazzini et l’autre aux Turcs. Et ce qui n’est pas révolution en Occident peut-il se déclarer l’adversaire politique de la Russie sans être de toute nécessité l’allié, c’est-à-dire la proie de la révolution ? Je suis donc fondé à dire qu’il n’y a plus que deux pouvoirs en Europe, la révolution ou l’Occident et la Russie. Ces deux adversaires sont en présence. Je sais bien qu’on prétend chez vous que la Russie succombera : c’est possible, quoique je ne le croie point ; mais si par hasard on se trompait, si l’Occident devait en définitive avoir le dessous, alors ce qui sortirait vainqueur de la lutte, ce ne serait plus la Russie, ce serait le grand empire d’Orient gréco-russe. Tel est le dilemme où l’Europe vient de s’engager… »


Les pages qu’on vient de lire méritent à plusieurs titres de fixer l’attention. Elles nous révèlent d’abord ce que nous avons tant d’intérêt et si peu de moyens de connaître, l’ordre d’idées où s’inspire la politique aujourd’hui dominante à Saint-Pétersbourg ; elles résument ensuite, avec une sorte de sincérité enthousiaste et avec une rare chaleur de langage, les doctrines soutenues en Allemagne par le parti russe. Laissons de côté les violences et les fanfaronnades, effusions naturelles de l’irritation que doit éprouver la politique russe dans l’impasse où elle s’est fourvoyée. Les prétentions de l’école russe sont celles-ci : il n’y a plus en Europe que la révolution et la Russie ; quiconque s’allie à l’Occident doit devenir la proie de la révolution ; la Russie est le seul représentant de la cause conservatrice ; la lutte actuelle n’a que deux issues possibles ; l’Europe n’a que le choix des jougs : elle sera révolutionnaire ou russe. Saint-Pétersbourg répète ainsi à son point de vue le fameux dilemme de Sainte-Hélène : « républicaine ou cosaque. »

Nous comprenons que ce dilemme plaise à la politique russe. Dans l’état actuel de l’Europe, il est certain que la puissance absorbante de l’autocratie russe et l’esprit révolutionnaire sont deux termes corrélatifs qui se fortifient l’un par l’autre et qui comptent l’un sur l’autre. Quand nous avons vu se lever sur l’Europe l’esprit révolutionnaire,