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part M. Beyle ; c’est aussi l’opinion que professait vers 1824 l’auteur de la Griselda et d’Agnese. À la chute de l’empire, en musicien philosophe, toujours prêt à sacrifier ses attachemens de la veille au besoin de servir le pays, le maître de chapelle de Napoléon offrit son concours à la restauration, qui l’accepta. Nommé directeur du Théâtre-Italien, M. Paër se promit deux choses : faire jouer ses opéras, empêcher qu’on ne jouât ceux de Rossini, et dans le cas où l’opinion publique imposerait à l’administration la mise en scène d’une partition du jeune maître, s’y prendre de façon qu’on ne fût point tenté d’y revenir. « Toutes les premières pièces de Rossini jouées à Paris ont été montées d’une manière ridicule. Il me souvient encore de la première représentation de l’Italiana in Algeri. Lorsque peu après l’on donna la Pietra del Paragone, on eut l’attention de supprimer les deux morceaux qui ont fait la fortune de ce chef-d’œuvre en Italie[1]. » Si adroite qu’elle parût être, la combinaison échoua. La perfidie fut démasquée, et la direction du Théâtre-Italien ne tarda pas à se voir la main forcée par une vaillante opposition, ayant à sa tête, à côté de M. Beyle, l’homme d’esprit qui rédigeait alors le feuilleton du Journal des Débats avec une verve d’initiative, un succès qu’on n’a pas égalés depuis.

Telle était la situation des partis lorsque Rossini et sa femme débarquèrent à Paris le 10 novembre 1823. Le soir même de son arrivée, l’auteur de la Semiramide, afin de mettre à profit les quelques heures d’incognito dont il allait pouvoir jouir, se rendit à l’Opéra. Étrange mystification du sort, on jouait, devinez quoi ?… le Devin du Village ! Se figure-t-on Rossini assistant du fond d’une baignoire à cette rocambole du bonhomme Jean-Jacques, le chantre de Desdemona se donnant, au sortir de la Scala et de la Fenice, cet avant-goût, cette prélibation de la scène française ? « Ah çà ! cher maître, lui disait-on le lendemain, vous avez dû vous croire dans la lune ? — Mais non ! je vous jure que je ne m’attendais pas à mieux ; c’est de la musique de philosophe ! »

Le 12 novembre, le Théâtre-Italien donna le Barbier de Séville au bénéfice de Garcia. On savait que Rossini assisterait à cette représentation ; la salle était remplie jusqu’aux combles, et fit au grand maître un accueil de roi. Au moment où Rossini parut dans sa loge, les applaudissemens éclatèrent ; l’orchestre et les chanteurs, électrisés par l’illustre présence, semblèrent se surpasser, et la représentation ne fut qu’un cri d’enthousiasme. Après le finale du premier acte, l’auteur, acclamé par la salle entière, se vit traîner sur la scène au milieu d’une pluie de fleurs et d’un tonnerre de bravos.

  1. Voyez M. Beyle. t. Ier, p. 28.