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De M. Halévy on ne parlait pas encore, bien qu’il ait eu, lui aussi, sa fièvre d’imitation rossinienne, laquelle, si je m’en souviens, produisit Clary, partition médiocre, dont la Malibran elle-même ne put conjurer la chute. C’était d’un tout autre système, d’une tout autre inspiration que le talent de M. Halévy se réservait de procéder. Sans Robert le Diable, qui pourrait dire si la Juive eût existé jamais ? Or à cette époque M. Meyerbeer se cherchait lui-même en Italie, et ne songeait pas encore à s’ouvrir cette grande route intermédiaire où nombre de bons esprits devaient s’engager à sa suite.

Rossini vit aussi le monde, mais avec réserve et discrétion. Il était trop homme de bonne compagnie pour ignorer que la gaieté en France n’est plus de mise entre gens comme il faut, et, quoique la gaieté fit le fond de son caractère, il y renonça formellement, ce qui désappointa beaucoup tous ceux qui se promettaient des merveilles de la conversation d’un maître si étincelant de verve et d’esprit dans ses ouvrages. Cette circonspection plut d’autant moins qu’elle avait pour objet de tenir les curieux à distance et de couper court aux sollicitations importunes. Que Rossini se fût donné chez nous pour ce qu’il était, un viveur de génie, un épicurien d’humeur goguenarde et parfois même un peu cynique, aimant à bafouer les gens en plein visage et commettant à Naples cette énormité d’ôter sa chemise devant un monsignore à l’effet de prouver au prélat abasourdi qu’il avait tort de vanter sa musique, attendu que ce qu’il fallait avant tout célébrer en lui, c’était la beauté sculpturale des formes et la perfection grecque du modelé ; — que Rossini se fût produit à Paris sous cet aspect (celui de sa nature), il eût aussitôt soulevé contre lui toutes les hypocrisies, qui n’eussent point manqué de faire servir à l’amoindrissement du grand artiste les mœurs décidément trop anacréontiques et le débraillé du citadin. Avant de modifier son style, il modifia ses habitudes et sa tenue, convaincu de cette vérité profonde, que le style, c’est l’homme. Il s’effaça donc, mais en homme qui connaît sa valeur et n’entend point qu’on prenne au pied de la lettre la modestie dont il se targue. Sous cet extérieur de condescendance et d’humilité frémissait l’instinct aristocratique, prompt à se réveiller à la moindre occasion. Un jour, dans un banquet fameux[1], M. Lesueur venait de lui porter un toast ; Rossini se lève et boit à Mozart. C’était se mettre au rang des dieux. La prétention fut remarquée, d’autant plus qu’autour de la table siégeaient les plus

  1. On trouvera dans les feuilles du temps l’histoire de celle réunion, à laquelle assistaient aussi Mme Pasta, Talma et Mlle Mars. Les petits théâtres s’en occupèrent, et M. Scribe exploita la circonstance dans un vaudeville représenté au Gymnase sous le titre du Grand Repas.