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les yeux de la France, qui n’a garde de manquer à s’en attribuer la meilleure part. À aucune époque, l’opéra français n’a joué un rôle aussi considérable que pendant ces vingt-cinq dernières années, et ce rôle, pour peu qu’on veuille y réfléchir, à qui le doit-il, si ce n’est en grande partie à des étrangers ? Je me hâte de proclamer le mérite de deux ou trois ouvrages supérieurs dus à l’inspiration de maîtres nationaux, lesquels, bien qu’ils soient signés de noms français, n’en portent pas moins l’empreinte, celui-ci de l’influence rossinienne, cet autre du système introduit par M. Meyerbeer ; mais, si nous exceptons la Muette et la Juive, quels titres voyons-nous figurer parmi les chefs-d’œuvre qui font chez nous comme au dehors la renommée de notre première scène musicale ? Guillaume Tell, les Huguenots, la Favorite, opéras français d’auteurs allemands et italiens : je dis opéras français, parce qu’il est incontestable que la France et Paris ont des droits à revendiquer sur ces ouvrages, qui, dans les conditions où nous les admirons à différens degrés, n’auraient pu naître ni à Naples, ni à Berlin, ni à Vienne.

Étrange chose que la France, qui ne compte guère qu’au troisième rang comme école, possède sur les deux nations qui la priment le privilège souverain d’absorber dans son génie le génie de leurs propres enfans ! C’est que la musique ne vit pas seulement de sons, et que si, au point de vue esthétique, l’Italie et l’Allemagne ont le pas sur nous, au point de vue des idées nous sommes leurs maîtres. En ceci, l’action de la France est comme ce morceau de levain dont parle l’Evangile, et qui suffit pour mettre en fermentation une masse tout entière. De là vient cet honneur qu’on fait à la France des magnifiques résultats obtenus par des compositeurs italiens et allemands. Paris, je le répète, est devenu aujourd’hui le centre de l’opéra moderne, et cela, non point à cause du plus ou moins grand nombre de chefs-d’œuvre qui s’y sont produits, mais uniquement parce que c’est à Paris qu’a pris naissance le nouveau système de drame musical qui régit le monde. Qu’était-ce que l’opéra français pendant les vingt premières années de ce siècle ? Une chose insignifiante et monotone, tirant sa raison d’être en partie d’un passé fameux, en partie de l’imitation rossinienne, qui faisait alors son tour d’Europe. Avec les beaux jours de l’empire s’en était allé le style des Lesueur et des Spontini, style héroïque et pompeux, en harmonie avec les sentimens déclamatoires d’une génération exclusivement vouée aux palmes de Bellone, et qui se rapportait à la grande manière de Gluck à peu près comme la peinture de David se rapporte à l’antique. Ce fut alors le tour à Boïeldieu de régner par les grâces de son chant sur des esprits amoureux des bienfaits de la paix, ce qu’il fit en coquetant de son mieux avec la muse italienne : génie aimable à qui je ne reprocherai