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esprits aux approches des jours de crise ? Singulier démocrate, dira-t-on, que M. Auber ! et Rossini donc ! Rossini, qu’aujourd’hui encore en Allemagne on appelle le musicien de la sainte-alliance, en a-t-il moins pour cela écrit Guillaume Tell ! C’est qu’il faut se garder de confondre l’homme avec l’artiste, et qu’il y a de ces courans électriques qui vous pénètrent à votre insu et malgré vous-même. La musique tire son inspiration du milieu où elle vit. Placez un maître au sein de l’atmosphère du XVIe siècle, il chantera les divins psaumes de la chapelle Sixtine ; faites-le vivre sur le boulevard des Italiens, entre 1825 et 1830, et la fièvre politique conduira sa plume. Jamais M. Auber ni Rossini ne furent de grands libéraux que je pense, et pourtant quelles œuvres plus que la Muette de Portici et Guillaume Tell portent gravée à fond la date de la période qui les a vues naître ?

Rossini assista au succès de la Muette, il en comprit le sens et la portée, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à vivre en homme de loisir. Il habitait alors le boulevard Montmartre, et voyait la plus aimable compagnie. Comme il avait l’habitude de rester couché fort avant dans la matinée, on arrivait chez lui vers midi, on se disait les nouvelles, on causait de la chambre et du théâtre. S’il était par hasard d’humeur songeuse, il laissait aller la conversation sans interrompre sa besogne, et se contentait ça et là de décocher quelque saillie à propos d’un nom propre qu’il tirait au vol ; si au contraire il avait le cœur au bavardage, s’il avait bien dormi et bien digéré, une fois lancé, il ne s’arrêtait plus, et Dieu sait à quel feu d’artifice on pouvait s’attendre ! Des anecdotes, il en avait sur tout le monde, et les racontait avec cette verve et cet irrésistible entrain qu’il mettait à chanter son air de Figaro. Qui n’avait-il pas connu dans sa vie aventureuse ? Les papes et les rois, les premiers ministres et les comédiennes, les grandes dames de la société romaine et les contadine d’Albano. Il quittait le prince Metternich pour vous parler de la Marcolini, le soprano Crescentini pour vous débiter les plus amusantes particularités sur le sacré collège, et, cela ne vous déplaise, en style de Faublas plutôt qu’en style de Pétrarque. Ainsi arrivait l’heure du grand lever, lequel se passait en présence des uns et des autres. Rossini est peut-être avec M. de Talleyrand le dernier qui soit imperturbablement demeuré fidèle à ce reste des mœurs de l’ancien régime. À l’exemple de ces charlatans contemporains, hélas ! trop connus à la foire, il ne s’écriait pas : Je suis un prince ! mais il savait très spirituellement se faire partout traiter comme tel. Il passait le premier et trouvait cela fort naturel ; en un mot, il vivait dans sa sphère en véritable grand seigneur. Qui pourrait se vanter de l’avoir jamais vu condescendre à ces faiblesses auxquelles tant d’hommes