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lui, il n’y pensa jamais ; il jugea sagement l’usurpation impossible, et que, fût-elle aisée, elle serait désastreuse. Un pareil exemple de violence de la part du magistrat, un attentat si grave à la vie, aux traditions des communes de Flandres n’eussent-ils pas perdu la cause autant que la prise même de la ville ? Ce qu’il y eut d’admirable, c’est que ce siège si âpre, fut soutenu par un simple gentilhomme, sans aucune autre force que l’autorité morale, en pleine révolution, au milieu d’un gouvernement populaire, sans qu’il en ait rien coûté à la liberté de personne, ni aux franchises des corps de métiers, qui n’avaient jamais été si vivantes, (les libertés civiles, c’était l’inconvénient de la situation, mais elles en étaient aussi la grandeur ; c’est pour elles que l’on combattait. Fallait-il l’oublier ? A tout considérer, on ne céda qu’à la famine, à la nécessité criante, après treize mois, qui suffisaient de reste, si les Hollandais voulaient donner enfin un signe de vie.

Marnix lui-même démontre que ceux-ci n’ont point fait tout ce qu’ils pouvaient faire ; il y avait longtemps qu’il avait écrit : « Je vois que la Hollande manque à son devoir. » Mais si elle resta sourde aux appels incessans du défenseur d’Anvers, fut-ce préméditation, jalousie ? On avouera que c’eût été un jeu bien périlleux. La lassitude, la nonchalance, l’indifférence que le prince d’Orange reproche constamment aux Hollandais sont des explications suffisantes, sans qu’il soit besoin de recourir à d’autres. Une guerre interminable avait accoutumé les esprits à une sorte de fatalisme ; à force de vivre au jour le jour, dans des situations extrêmes, on avait fini par se remettre du soin de vaincre au génie de la révolution. Ce n’était plus l’enthousiasme des premiers temps, mais une sorte d’endurcissement qui résistait au plus extrême péril. Chacun répétait le mot que l’on gravait sur les médailles : « Les destins trouveront leur voie ; fata viam inventent. » On s’endormait en pleine tempête.

Si Orange eût vécu, il n’eût point permis qu’on abandonnât Aldegonde. Le Taciturne eût fait ce qu’il n’avait jamais omis dans des circonstances analogues ; il eût harcelé les états, pressé les décisions, réveillé le sentiment public ; il eût triomphé de l’inertie de tous. Prête cinq mois plus tôt, la flotte serait arrivée en temps utile ; la volonté inflexible de Guillaume l’eût suivie, eût pesé sur les amiraux ; ceux-ci auraient empêché à tout prix la construction du pont, ou ils l’auraient anéanti. Malheureusement ce grand homme manquait à tous, et son fils n’avait pas eu le temps de se révéler. Accoutumés à être entraînés, les états-généraux ne savaient plus vouloir ; ils attendaient Maurice, qui lui-même ne se connaissait pas encore ; c’est dans cet intervalle que le sort d’Anvers fut décidé.

Quand la nouvelle de la capitulation arriva en Espagne, à l’Escurial,