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c’était au milieu de la nuit. Philippe II, ordinairement si impassible, se leva en sursaut. Il courut heurter secrètement à la chambre d’Isabelle, sa fille, et lui dit ces seuls mots : Anvers est à nous ! Il sentait pour la première fois qu’il avait le pied sur la Belgique et qu’il la tenait écrasée. Les landes d’Espagne allaient s’étendre enfin pour deux siècles sur les grasses Flandres. Ces fiers bourgeois rebelles seraient changés en une population de mendians. Lorsque Bonaparte entra dans cette magnifique cité d’Anvers, il n’y trouva plus rien, selon ses paroles, qu’une sorte de campement d’Arabes.

Avant de sortir de la ville, Marnix écrivit une réponse à ses calomniateurs. Jamais il ne montra plus de fierté ; mais c’est lui-même qu’il faut entendre :


« Je prierai tous les gens de bien qui se sont si vertueusement employés à la défense de ne m’imputer à présomption si, contraint par l’importunité, je charge sur moi seul et la gloire et le blâme de tout ce qui s’est fait. Et là-dessus, je demande au calomniateur si jamais, parmi les exploits de guerre qu’il a faits, ou aux histoires qu’il peut avoir lues, soit aux chroniques de ses Francs ou ailleurs, il a rencontré aucun exemple qu’une ville marchande et populeuse comme était celle d’Anvers, regorgeante de diverses nations, d’Espagnols, d’Italiens, d’Allemands, Wallons, Liégeois, Hollandais et naturels du pays, presque tous fondes sur le trafic, et même de diverses religions, de contraires volontés et partis, en un gouvernement populaire, ait été par l’espace de treize mois continuels, par un simple gentilhomme sans aucun titre autre que de premier bourgmestre, sans autre autorité que celle que ceux de la ville même de gré à gré lui ont voulu déférer, sans avoir un seul soldat gagé dans la ville, sans aucun moyen soit d’argent ou de munitions autre que ceux que les bourgeois lui ont volontairement contribués, ait, dis-je, été maintenue sans trouble ou sédition et sans effusion de sang ou exploit de justice, là où elle se trouvait assiégée par eau et par terre comme de trois armées conduites par un puissant, sage et victorieux prince, lieutenant d’un des plus grands rois de la terre[1]. »


Sous cette attitude vigoureuse, il y avait une âme déchirée. Marnix confie ses sentimens les plus secrets à son ami van der Mylen[2], le président des états, qui lui reste toujours fidèle. Ces lignes sont écrites dans un de ces momens de crise intérieure où l’homme se montre jusqu’au fond. La douleur de l’ingratitude arrache des élans mystiques à l’âme si ferme, si pondérée de Marnix. Le réformateur, l’homme d’état vaincu et méconnu des siens, se réfugie en Dieu pour se renouveler et retrouver sa force. Je remarque principalement une chose dans cette lettre : c’est l’étonnement ingénu, toujours nouveau,

  1. Marnix est revenu plusieurs fois sur sa défense. J’emprunte cette citation à la Réponse apologétique, qui supplée ici son Commentaire, qu’on croit perdu.
  2. Epist. Select.