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dans l’île de Walcheren, comme s’il y eût été appelé par la voix publique. Oserait-on le chasser ou le mettre à mort, lui l’auteur du compromis, l’âme de la révolution, qui depuis la mort de Guillaume était assurément le plus fort soutien de la république ? Avec la conscience d’un grand citoyen, le défenseur d’Anvers vient en face de ses ennemis demander des accusateurs et des juges ; il est prêt à répondre. Une contenance si fière impose à la calomnie : personne ne se présente pour l’accuser. Houleux du rôle auquel ils s’étaient prêtés et craignant néanmoins de se désavouer, les états le prient plutôt qu’ils ne lui ordonnent de rester confiné dans sa terre. Cette interdiction elle-même ne tarda pas à être levée, et l’on vit plus tard Marnix chargé par les états et par Maurice de Nassau de diverses ambassades qui le relèvent de son ban, sans pourtant le ramener aux affaires. De nouvelles passions s’étaient liguées pour l’en tenir éloigné. Ceux qui voyaient poindre de loin la dynastie des Nassau craignaient de la fortifier, s’ils ne brisaient d’avance l’ami de Guillaume et probablement, selon eux, le confident de son ambition. Quant à Maurice, plus puissant de jour en jour, il ne répugnait pas à punir Marnix de l’avoir si mal deviné, sans compter qu’il craignait de laisser une trop grande autorité aux souvenirs et à l’amitié de son père.

Avec cet abandon semblable à l’exil commence pour Aldegonde une vie toute nouvelle. Grande épreuve que la solitude pour les hommes qui ont longtemps commandé aux autres ! Les plus fiers laissent échapper leur secret au milieu du silence qui se fait autour d’eux. Machiavel, jouant à la cricca avec les bûcherons de San-Casciano, pleure de rage d’avoir perdu son emploi de secrétaire. J’en estime mieux le calme de Marnix, qui, après avoir tenu dans sa main pendant vingt ans les fils d’une révolution, achève sa vie sans murmurer sur une grève déserte. Son élévation morale le sauva, surtout sa religion épurée, virile. D’abord l’idée de l’outrage fait à son nom, la crainte que la postérité même ne soit complice de ses ennemis, l’obsèdent ; bientôt reparaît la confiance dans la justice de Dieu : il est prêt, s’il le faut, au sacrifice de sa mémoire. Ajoutons que le grand désespoir lui a été épargné : il n’a pas vu l’opprobre ineffaçable de la patrie ; au contraire il la voit surnager quand elle semblait perdue. De tous ces sentimens divers se compose le stoïcisme chrétien qui respire dans ses lettres de cette époque :


« Je suis inquiet de la république ; mais je m’abstiens pour de graves motifs, d’autant plus que je n’ai pas été sérieusement appelé,… et vraiment je n’ai pas à me plaindre de ne plus tenir le timon, car c’est en cela surtout que je puis me dire heureux. Quel plus grand bonheur imaginer que le genre de vie que je mène ici ! Ce que j’avais appelé depuis si longtemps de tous mes vœux s’offre enfin librement à moi. Laboureur, je vis en moi parmi les miens ;… mais pourtant je voudrais que cette tache fût effacée, car jamais