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religion[1], et il n’est pas étonnant que l’église catholique ait mis un zèle infini à faire disparaître le chef-d’œuvre de Marnix.

Comment en donner une idée ? Rien de plus difficile dans le temps où nous sommes. Je ne sais par quel progrès du temps il arrive que les pages les plus vivantes de ce livre, les plus immortelles, sont précisément celles qu’il est impossible de citer aujourd’hui.

Arrivé a la fin de sa vie, qui était aussi la fin du XVIe siècle, Marnix entreprend de rassembler dans une seule œuvre[2], passionnée, savante, railleuse, toutes les armes que cette grande époque a fourbies contre l’esprit du moyen âge. Pour cela, il puise dans toutes les colères, dans tous les ressentimens, dans toutes les indignations de la réforme et de la renaissance. Il veut, de cette multitude de pamphlets sanglans que la foi, la raison retrouvée, les persécutions, l’échafaud ont accumulés, composer un immense pamphlet sacré qui ne laissera en oubli aucune des plaies de l’humanité morale au XVIe siècle : œuvre de bon sens et de justice, qui sera lue par les bourgeois et par le peuple dans les courts intervalles de repos, au milieu des guerres religieuses. Il rivalisera d’ironie avec Erasme, de fiel avec Ulrich de Hutten, de sainte colère avec Luther, de jovialité et d’ivresse avec Rabelais. Rien ne sera trop bas, trop hideux à son gré pour le supplice qu’il veut infliger, le cautère d’opprobre, l’irrision des gentils. Surtout il s’inspire de lui-même ; il reprend son premier ouvrage écrit en hollandais en 1569 sous le couteau du duc d’Albe, et qu’une multitude d’éditions a consacré. C’est un premier plan qu’il développe ; il y ajoute ce que lui a enseigné l’expérience de sa vie de combats, et comme il veut que ce livre ne soit pas enfermé en Hollande, mais que les coups en soient sentis à travers toute l’Europe, il l’écrit dans sa langue maternelle, en français, tantôt s’élevant avec le sujet jusqu’au langage des prophètes, tantôt descendant avec sa passion jusqu’aux peintures les plus burlesques, mêlant au besoin le français au wallon pour populariser, répandre, rallumer les colères de l’esprit. D’autres auront attaqué la foi du moyen âge avec plus de méthode sur un point, nul avec autant de hardiesse, une risée plus franche, une indignation plus sincère et plus soutenue.

  1. Traitant de l’église, du nom, définition, marques, chefs, propriétés, conditions, foi et doctrines d’icelle, deux volumes. Leyde, 1599, M. Broes, dans ses trois volumes, n’en cite pas même le titre.
  2. L’édition de Leyde (1605), très rare comme toutes les autres, contient vers la fin, en supplément, quelques pages qui masquent aux précédentes. L’éditeur donne de curieux détails sur l’état du manuscrit autographe par lesquels on peut juger du soin que mettait Marnix à limer ses ouvrages : « Ceux qui, comme moi, ont eu l’honneur de connaître et approcher familièrement, non-seulement de la personne, mais aussi des études de ce personnage, ont pu remarquer la singulière curiosité qu’il avait de ne rien mettre en lumière qui ne fut bien limé et poli d’une polissure très nette et exacte. » Advertissement au lecteur.