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romancier. Le Punch publia, par chapitres, le Livre des Snobs, et le Livre des Snobs, qui établit la réputation du Punch, mit le sceau à celle de Thackeray. Les snobs, qu’est-ce que cela ? vont nous demander ceux mêmes de nos lecteurs qui se piquent de savoir l’anglais, et nous les voyons d’ici recourant au dictionnaire, qui ne leur offrira pas même le secours précaire d’une racine ou d’un dérivé. Or, — et ceci n’est pas le moins piquant de l’affaire, — il serait possible (irrévérence à part) que pour voir un snob, tel ou tel de ceux que ce mot intrigue ainsi n’eût qu’à se placer devant un miroir. Les diverses catégories de snobs embrassent en effet une très nombreuse portion du genre humain, et on va pouvoir en juger. Tout acte, toute pensée, toute parole qui n’émane pas d’une raison parfaitement libre de préjugés, et soumettant toute chose au vrai niveau d’une philosophie éclairée, constitue un acte de snobbisme. Ce vice radical est compatible avec l’exercice habituel de toutes les vertus, excepté une seule, l’indépendance de l’esprit. Pour y échapper, il faut, outre une rare énergie, une surveillance continuelle sur soi-même. Enfin, et pour tout dire, l’auteur même du Livre des Snobs, — il fait en plaisantant cet aveu, mais nous lui demanderons la permission de le prendre au mot, — tout accoutumé qu’il est à flairer et pourchasser les snobs qu’il fait lever à chaque pas, ne serait peut-être pas tous les jours à l’abri de sa propre critique.

Arrêtons-nous à ce Livre des Snobs ; nous y découvrirons à la fois le point de départ du romancier et une des plus piquantes expressions de son talent. Une attaque directe, très vive, très philosophique, très amusante, contre ce vice du caractère anglais, — l’idolâtrie hiérarchique, — telle est la pensée dominante de ce recueil de portraits et de récits. Le jour où il le publiait, Thackeray, ce radical battu dans l’arène politique, prenait amplement sa revanche, et il appliquait, comme Figaro, sa « volée de bois vert », non pas sur les épaules du pauvre Basile, — snob de premier ordre, celui-là,- mais sur l’échine robuste de John Bull en personne. Cette échine, il la trouve évidemment trop souple, trop facilement courbée devant les hautains représentans de toutes les aristocraties, et c’est à coups de fouet, — sans cesser de rire néanmoins, — qu’il veut la forcer à se raidir. Sa revue des snobs n’a vraiment pas d’autre sens, et nous ne doutons pas que le succès énorme qu’elle obtint en son temps n’ait précisément tenu à ce qu’elle a été prise ainsi. C’est successivement dans toutes les classes sociales que les essais satiriques de Thackeray poursuivent le monstre à la chasse duquel il s’est voué. Il le montre sur le trône sous les dehors pédans et dévots de Jacques Ier, et Louis XIV lui-même, avec son égoïsme féroce, son adoration de lui-même, sa majesté gourmée, sa diction pompeuse, son