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« Se levant alors, miss Fotheringay alla ouvrir un tiroir où elle prit un tas de journaux du comté, dans lesquels Pendennis avait chanté, en vers brûlans, ses débuts dans le rôle d’Imogène. Elle mit soigneusement à part tout ce qui la concernait comme actrice. — Ces dames font volontiers collection de réclames pareilles, à telle fin que de raison. — Apres quoi elle empaqueta proprement les lettres, les poèmes, les rêveries du tendre Arthur, et les ficela comme elle eut fait d’un pain de sucre. Tout cela, croyez-le bien, sans la plus petite émotion. Hélas ! que d’heures consumées par le jeune amoureux sur ces papiers traités si lestement ! qu’ils eussent pu raconter de veilles et de soupirs, d’extases et de sermens, de fièvres et d’insomnies ! Mais la belle Milly les ficela comme un paquet d’épiceries, et s’en revint ensuite préparer le thé d’un cœur tranquille, en toute sécurité de conscience.

« Cependant, à dix milles de là, le tendre Arthur, soupirant après le moment où il la verrait, berçait en son cœur l’image adorée de la belle Milly. »


Dans ce passage, on nous permettra de remarquer un des traits principaux du talent de Thackeray, une de ses tendances systématiques, qu’il possède en commun avec presque tous les esprits originaux, avec tous les observateurs sérieux de la vie et du jeu des passions. Il ne soumet pas à une logique absolue les linéamens des portraits qu’il trace : il laisse une large part à l’incohérence, à l’inconsistance de nos caractères. Il n’a vu nulle part des êtres complets, homogènes, tout d’une pièce, et ne les ayant jamais rencontrés, il se garde bien de leur donner droit de cité dans son œuvre, qui, avant tout, doit être l’exacte reproduction d’un état social et des natures diverses que cet état développe selon certaines conditions de mélange et d’amalgame. Thackeray et les esprits de son ordre ne nient rien de ce qui est, pas plus l’enthousiasme réel que les brusques retours (très réels aussi) qui souvent en effacent jusqu’au moindre vestige, — pas plus le dévouement que l’égoïsme, pas plus la vertu que le vice. Ils estiment seulement que la médaille la mieux frappée a son envers, beaucoup moins bien réussi ; que les meilleurs cœurs ont leurs coins de sécheresse, et les plus généreux, leurs calculs mesquins. De même les êtres les plus flétris ont leurs bons mouvemens, les intelligences les plus obtuses, leurs inspirations soudaines et leurs éclairs inattendus. Le mal est dans le bien, le bien est dans le mal : tout passe tour à tour au sein de nos esprits mobiles et dans le secret de nos âmes ténébreusement agitées, d’est là l’inconstance, la fragilité dont parlent avec amertume les moralistes et les prédicateurs de tous les cultes et de tous les temps ; c’est là le secret de ce « branle pérenne » qui étonne les philosophes et dont ils accusent le hasard, comme si le hasard pouvait expliquer quelque chose qu’on ignore. Quoi qu’il en soit, ainsi que Fielding, ainsi que Smollett, ses vrais ancêtres littéraires, Thackeray a tenté de reproduire dans ses