Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1064

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

principales rades. Les habitans étaient tenus de casser la glace qui tenait encore autour des côtes jusqu’à ce que la route fût ouverte vers la haute mer. Si tout ce travail n’était pas accompli dans le délai prescrit, les retardataires auraient les oreilles et le nez coupé, et on les enverrait ensuite en Sibérie. » Sans doute les Russes, qui se sentaient isolés, avaient voulu se préparer ainsi un moyen de prompte retraite, dans le cas où ils verraient approcher une armée suédoise ; mais le travail qu’ils exigeaient ne pouvait en aucune façon être accompli en vingt-quatre heures, et en supposant, comme il est probable, qu’ils ne fussent pas disposés à exécuter leurs menaces, ils avaient cependant eu tort de les exprimer, car les habitans des Aland les avaient prises au sérieux, et cette population simple, mais énergique, avait aussitôt conçu, avec l’idée d’une résistance contre un ordre inexécutable, celle de la vengeance contre une absurde cruauté. Un de leurs magistrats. nommé Eric Arén, voyant que les premiers efforts des paysans pour obéir étaient absolument inutiles et s’effrayant des suites que pouvait avoir leur désobéissance forcée, accepta le premier la pensée de l’insurrection. Il ouvrit son cœur à son ami le pasteur Gummerus, qui lui promit son concours et le sacrifice de sa vie. Ces deux hommes devinrent les chefs d’un mouvement tout spontané, et leurs noms sont respectés aujourd’hui dans ce petit coin de terre isolé du monde au même titre que le sont dans le reste de l’Europe ceux de Guillaume Tell et des conjurés du Rüttli. C’est pendant la nuit du 7 mai 1808 que le mot d’ordre de la conspiration, transporté par les courriers de Gummerus et d’Arén, parvint aux paysans des principales paroisses, réunis sur les différens points du rivage pour l’exécution des travaux commandés par les conquérans. Dès le lendemain, tous ces travaux furent abandonnés, les fonctionnaires déposés pour avoir accepté la domination des Russes, et le gouvernement des Aland remplacé par une sorte de république militaire, sans autres chefs que Cummerus et Arén. Pour frapper tout d’abord un grand coup, les chefs populaires voulurent s’emparer du général russe, et des Cosaques qui lui servaient de garde particulière ; mais le général Nejdhardt, prévenu à temps, parvint à s’échapper. S’il pouvait armer promptement la garnison russe, tout était perdu. Dans ce moment critique, Arén et Gummerus montrèrent une grande intelligence et beaucoup de sang-froid. Ils interceptèrent les chemins, armèrent leur petite troupe de bâtons aiguisés et du petit nombre d’armes qui avaient échappé aux réquisitions des Russes ; puis ils s’avancèrent en bon ordre contre les Cosaques et les firent prisonniers. Les armes qu’on leur enleva furent une utile ressource, et leurs chevaux servirent aux deux chefs de l’insurrection ainsi qu’à leurs aides de camp improvisés. Après avoir erré trois jours dans les bois, suivi seulement de deux Cosaques, le général Nejdhardt se vit réduit, par la fatigue et la faim, à venir se rendre ; la garnison fut vaincue elle-même à Foersjund, au nord-ouest de Bomarsund, par cette armée de paysans mal équipée, mais bien disciplinée. En quelques jours, la grande Aland avait été délivrée ; quelques Russes seulement étaient parvenus à se sauver par l’île de Praestoe. Arén se chargea de conduire à Stockholm le général et les soldats prisonniers.