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suédois, donnera sans doute aux lecteurs français une juste idée de cette œuvre nationale, dont la guerre a réveillé dans le Nord tous les souvenirs. La langue allemande est si propre à la traduction, et le travail de Mme Ida Meves est si consciencieux et si intelligent, que son livre deviendra un autre texte pour ceux qui n’entendent pas le suédois.

LA JOURNEE DE DOEBELN.

« — Dœbeln est un païen, dit le pasteur ; s’il meurt aujourd’hui, je le tiens pour damné. Quoi ! je vais le trouver, je l’avertis, je lui offre des consolations, une direction spirituelle, et, après m’avoir écouté un instant, tout à coup il se dresse et s’écrie : Emmenez-moi le pasteur, et gare à vous s’il rentre ici ! Est-ce là, je vous le demande, le langage d’un moribond ? Qu’il réponde lui-même de son salut ; j’ai fait tout ce qui m’était possible comme homme et comme prêtre.

« Ainsi parlait monsieur le pasteur assis à table devant un bon dîner. Il parlait, poussait un soupir et mangeait un morceau. — Cependant Dœbeln est étendu sur son lit ; il est brisé par la souffrance, sa poitrine lutte, son œil est enflammé, sa peau est desséchée, par la fièvre. Son régiment vient de faire une marche forcée vers le nord ; lui-même ne s’est arrêté qu’à Ny-Carleby.

« Le mal le consume, mais il porte dans son esprit un feu plus brûlant encore, et son œil trahit une agitation plus profonde que celle de la fièvre. C’est qu’il compte chaque heure qui passe ; il écoule, il attend, et son regard reste fixé sur la porte. Elle s’ouvre. Un jeune homme à l’air modeste et sérieux traverse la chambre et s’approche du général.

« — Docteur, lui dit Dœbeln, parmi ce que nous adorons sur la terre il y a beaucoup de vanités, et s’il y a des libres penseurs, certes j’en suis un. Pourtant deux choses m’ont appris à respecter la médecine : mon front brisé et l’habileté de mon ami Bjerkén[1] ; aussi ai-je pris exactement ce que vous m’avez ordonné ; je suis resté là comme un enfant, et j’ai enduré toute cette batterie que vous avez rangée là sur ma table. Je sais bien que vous suivez les lois de votre art ; mais, je vous le dis, s’il faut que je reste ici des heures et des jours, déchirez-moi plutôt tous ces chiffons, comme un homme que vous êtes.

« Je veux et je dois me bien porter, il n’y a point à balancer ; il faut que je me lève, quand je serais étendu au fond du tombeau ! Écoutez ! n’entendez-vous pas le canon du côté de Jutas ? C’est la retraite de notre armée ; il faut que j’y sois avant que mes soldats ne soient attaqués. Le chemin serait fermé, Adlercreutz serait fait prisonnier, et que deviendraient alors mes braves soldats ? Non, docteur, non ; imaginez un remède qui me rende dix fois plus malade demain, mais qui me mette aujourd’hui sur mes jambes !

« Le jeune docteur écoute tristement Dœbeln ; tout à coup sa noble figure s’illumine ; il étend avec calme son bras vers la table, et d’un coup il jette à terre tout ce qui la couvrait : — Eh bien ! général, dit-il, mon art ne vous

  1. Le général Doebeln, héros de ce poème, avait été blessé grièvement au front à une bataille précédente, et le célèbre docteur Bjerkén avait heureusement pratiqué sur le général l’opération du trépan ; Dœbeln portait depuis lors un bandeau sur le front.