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encore ! s’écria Rousseau, et le jour où l’impiété frivole ou systématique commença à chanceler dans sa fatuité ou dans sa logique, ce jour-la la cause de la religion fut gagnée, et gagnée au-delà du plaidoyer de son défenseur.

Je viens de dire ma première raison d’aimer l’Émile ; voyons la seconde.

C’est une grande erreur de croire que l’éducation finit avec l’adolescence : l’éducation dure toute la vie, et nous ne cessons ou ne devons cesser de nous élever qu’en cessant de vivre. Nos éducations se succèdent les unes aux autres, selon les diverses saisons de notre vie. Aussi Jean-Jacques Rousseau, dans son Émile, n’a pas fait seulement l’éducation d’Émile enfant, il a fait l’éducation d’Émile déjà jeune homme et marié. Il voulait même faire l’éducation de son héros dans l’âge mûr. Jean-Jacques a eu raison de nous montrer comment l’éducation dure toute la vie ; mais il a eu tort de croire que le préceptorat peut durer toute la vie ; la bonne éducation doit nous apprendre à continuer seuls ce que nous avons dû commencer avec un maître.

Enfans, nous sommes élevés et nous sommes instruits par nos parens et par nos maîtres ; jeunes gens, nous devons être les directeurs de notre éducation. Le conseil peut beaucoup nous aider ; la contrainte n’y peut plus rien. Le jeune homme doit se diriger et se réprimer lui-même. Grave et difficile apprentissage que celui de la vie et du monde pendant la jeunesse ! Il y faut mettre une volonté ferme et point d’orgueil personnel ; il faut croire beaucoup aux autres en faisant le discernement de chacun, et ne presque jamais croire en soi-même. Aux périls et aux tentations qui de tout temps menacent la liberté naissante du jeune homme, il faut ajouter de nos jours un mal et un danger particuliers : l’incertitude et la mollesse de la raison humaine. Quelle règle suivre ? Deux choses nous manquent surtout aujourd’hui, et deux choses qui tiennent de près l’une à l’autre, le clarté et la joie ; lux orta est justo, et recto corde lœtitia [1]. L’esprit de l’homme n’a plus la clarté qu’il avait, et le cœur par conséquent n’a plus la joie. Nous nous sentons dans le brouillard, nous trébuchons en cherchant notre chemin, et cela nous rend tristes. La vraie gaieté, la gaieté douce et calme, celle qui vient de la sérénité habituelle des pensées et des sentimens, est chose rare de nos jours, même dans la jeunesse. J’ai vu beaucoup de jeunes gens ardens et tumultueux, prompts à la folie et à la licence ; j’en ai vu qui étaient graves et sérieux, et ce sont les meilleurs. J’en ai peu vu de gais.

Je crois que, de nos jours surtout, il est bon que les jeunes gens

  1. Psaume XCVI, v. 11.