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Autant les arts peuvent faire de bien quand ils sont eux-mêmes bien dirigés, autant ils peuvent faire de mal quand, au lieu d’être l’ornement de la vie d’un homme ou d’un peuple, ils en deviennent l’affaire principale et la seule occupation. L’usage et le goût excessif de la littérature excite et agace les âmes ardentes, de même qu’il amollit les âmes faibles, et je serais tenté de résumer cette pensée de Platon par un mot du jargon de notre temps, en disant que l’excès des arts et de la littérature produit et développe les tempéramens nerveux, c’est-à-dire cette espèce de fébrilité morale fort commune de nos jours, et qui est le propre des hommes blasés par les arts et par le monde, ou des peuples trop civilisés. Eh bien ! fuyons la musique et sauvons-nous par la gymnastique, c’est-à-dire par les exercices du corps. Oui, mais que le guerrier ne fuie pas plus qu’il ne faut la musique et la philosophie, et qu’il n’aille pas se livrer tout entier aux exercices gymniques et au soin de se bien nourrir, car Platon n’a aucun goût pour les hommes de cinq pieds huit pouces. La prépondérance des Centaures et des Goliath lui semble aussi mauvaise que celle des sophistes et des rhéteurs. Le géant sabreur et viveur, « ennemi des lettres et des muses, qui ne sait plus se servir de la voie de la persuasion, et qui, tel qu’une bête fauve, veut tout décider par la violence et par la force, » n’est pour Platon que la moitié d’un homme et la moins noble moitié de l’homme[1]. Il ne faut donc pas moins se défier de l’excès de la gymnastique que de l’excès de la musique ; il faut tempérer l’une par l’autre, et il n’y a de bon guerrier, selon Platon, et même de bon gouverneur d’état que « celui qui mêle la gymnastique à la musique de la manière la plus habile. »

Nous avons vu l’éducation des guerriers, voyons celle des magistrats. Cette éducation commence comme celle des guerriers, mais bientôt le triage se fait ; le maître ou le législateur distingue parmi les élèves ceux qui sont plus propres que les autres aux connaissances générales. Alors, et « à partir de leur vingtième année, les élèves qu’on a choisis étudient dans leur ensemble les sciences que dans l’enfance ils ont étudiées isolément, afin qu’ils saisissent sous un point de vue général et les rapports que ces sciences ont entre elles et la nature de l’être[2]. » Cette étude des rapports que les sciences ont entre elles est ce que nous appellerions la philosophie

  1. Je trouve un commentaire fort exact, quoique fort imprévu, de la pensée de Platon dans le passage suivant des Mémoires de M. Véron : « Sous l’empire…, on estimait les forces herculéennes ; on faisait cas de larges épaules, d’un ventre proéminent et de mollets luxurians. » (T. Ier, p. 34.) Et pour achever la ressemblance avec Platon, l’auteur a dit deux lignes plus haut : « On raillait les psychologistes, les métaphysiciens et les libres esprits. On appelait tout cela des idéologues. »
  2. Livre VII, p. 114.