Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ceux qui ont des institutions libérales, l’homme n’est citoyen qu’à certains momens et pour peu de temps ; mais il est toujours et sans cesse propriétaire, commerçant, père de famille. Essayez donc, dans les sociétés modernes, d’élever l’enfant pour l’état ! Essayez de détruire l’homme pour faire un citoyen ! Ce serait prendre le contre-pied de la vérité, ce serait une pure utopie ou une affreuse tyrannie. « La patrie, disait Robespierre le 7 mars 1794, la patrie a seule le droit d’élever ses enfans. Elle ne peut confier ce dépôt à l’orgueil des familles ni aux préjugés des particuliers, alimens éternels de l’aristocratie et d’un fédéralisme domestique qui rétrécit les âmes en les isolant, et détruit, avec l’égalité, tous les fondemens de la société. » Ne nous y trompons pas, cet isolement des âmes, c’est l’indépendance de la personne, et le fédéralisme domestique, c’est la famille ; voilà, selon Robespierre, les abus qu’il faut détruire.

L’état doit avoir son unité, je ne conteste point cela. Toute la question est de savoir si cette unité doit s’étendre à tout ou se borner à certains points, si l’homme qui fait partie d’une société aliène au profit de cette société toutes ses facultés et tous ses sentimens, ou s’il en réserve une portion qu’il ne cède à personne, si enfin il met tout en commun, ou s’il n’y met que certaines choses. Il met en commun dans les tribunaux le droit et le devoir qu’il a d’obtenir et de faire justice. De là l’unité des justiciables. Il met en commun dans l’année le droit et le devoir qu’il a de se défendre, et il y met aussi le sentiment d’affection qu’il a pour la terre où il est né, et son généreux désir de la glorifier. De là l’unité du drapeau national. Il met en commun dans le trésor public l’argent qu’il emploie à la police des villes, à la viabilité des routes, au passage des rivières, à l’entretien des ports et des canaux. De là l’unité des contribuables. Ce sont toutes ces unités réunies qui font l’unité de l’état ; mais cette unité raisonnable et modérée, qui ne met en commun que ce qui est d’intérêt commun, ne suffit pas à Platon. Il veut que l’unité de l’état soit absolue, c’est-à-dire qu’elle s’étende à tout, et qu’il n’y ait rien de l’homme qui échappe à l’association. La propriété, la famille, la femme, les enfans, tout doit être en commun. Quoi ! cette terre que j’ai défrichée, et dont chaque motte a été fertilisée par ma sueur, elle n’est point à moi ! Non, elle est à l’état. Cette femme qui m’a donné son âme et à qui j’ai donné la mienne, cette femme pour qui je quitte tout, et qui quitte aussi tout pour moi, elle n’est point à moi, et je ne suis point à elle ! Non, l’état nous accorde l’usufruit temporaire l’un de l’autre, mais nous ne nous appartenons point, et ces enfans même, qui sont le fruit de notre vie et la joie de notre maison, ils ne sont point non plus à nous, ils sont à l’état, car c’est l’état même qui fait les mariages temporaires qu’établit Platon.